Chapitre 1-1
L’Académie militaire d’Azur, capitale des Terres de Saphir, se dressait au centre d’une large étendue d’eau salée, en plein cœur de la ville. Dissimulé derrière de hauts remparts et lié à la berge par un simple pont infailliblement gardé, l’édifice faisait penser à une forteresse. Là était sans doute l’ambition de ceux qui avaient bâti l’endroit : immerger les jeunes aspirants dans une ambiance proche de celle qu’ils connaitraient une fois sur le terrain. Cela avait hélas l’inconvénient de dissuader de nombreux prétendants, intimidés par l’idée de se trouver enfermés dans pareille prison durant plusieurs années. D’aucuns diront qu’il s’agissait d’un tri préalable à l’examen d’admission : ceux des futurs novices qui étaient déjà effrayés par une simple forteresse ne seraient assurément pas à la hauteur sur un véritable champ de bataille.
Elaena Syana n’était pas de ceux-là. Non contente de ne pas s’être laissé décourager par un tel bastion, elle le fut encore moins par le refus amusé qu’elle avait obtenu du garde posté devant l’entrée principale. Arpentant les vastes rues de la capitale, laissant flotter derrière elle une chevelure sombre et une robe couverte de saletés, elle retournait sans cesse les paroles de l’homme dans son esprit.
— Ce n’est pas avec ça, avait-il dit en pinçant ses fins biceps, que tu parviendras à te battre ! Notre Académie est un lieu sérieux. Tu as quoi, douze ans ? Les gamines comme toi n’ont rien à faire ici ! Sans doute parce la guerre est une affaire de grands garçons. Retourne donc chez tes parents, tu pourras toujours rêver de batailles.
Elle n’avait pas davantage insisté : elle savait qu’aucun garde ne la laisserait jamais passer, quoi qu’elle eût pu dire ou faire. Les gens comme lui, dont les idées sont si bien ancrées, ne s’en séparent jamais. Sans doute jugent-ils plus confortable de s’y réfugier, quoiqu’elles soient fausses, avait-elle pensé, se surprenant elle-même du peu de confiance qu’elle plaçait dans les hommes de son propre royaume.
Mais elle non plus ne se séparait jamais de ses idées, quoiqu’elles aient été insensées. Elle avait ainsi décidé de pénétrer au sein de l’Académie malgré tout. Qu’importe ! S’il n’y a pas de gamines comme moi à l’Académie, alors j’en serai la première. N’en déplaise à ce stupide garde. S’il refuse de me laisser emprunter le pont, alors je passerai par l’eau. Après tout, je sais nager, et les courants devraient s’être calmés d’ici la tombée de la nuit.
Elaena se sentit soudain plus déterminée que lors de son arrivée dans la grande capitale. Au lieu de la dissuader, les moqueries du soldat l’avaient retranchée dans son obstination. Quel imbécile, celui-là ! se disait-elle, l’insultant mentalement avec une haine qui la fit elle-même grimacer. Ma place n’est pas à l’Académie ? Je réponds : pourquoi pas ? Si je suis capable d’y entrer alors même que l’on me l’a interdit, je serai bien capable d’y rester alors même que l’on voudra m’en jeter. À présent que cette conviction était ancrée dans son esprit, rien ne l’en ferait plus bouger, et elle décida qu’elle irait au bout de son plan.
Durant les quelques heures qui suivirent, Elaena observait sans cesse le soleil, à la recherche d’un signe de fatigue. Elle avait profité de la journée pour examiner plus attentivement la configuration de ce qu’elle s’apprêtait à prendre d’assaut. Elle avait ainsi remarqué que, malgré l’apparence impressionnante de cette forteresse, elle était en réalité assez mal surveillée. Elle n’avait eu aucune difficulté à établir un itinéraire sûr et apparemment non gardé afin de s’y introduire.
Elle espérait seulement que les eaux agitées se seraient calmées d’ici à la tombée de la nuit. Hélas, le marchand qui avait eu pitié d’elle, lui laissant emporter quelques fruits sans plus de compensation, avait prétendu que cela n’était pas près d’arriver.
— Le lac de l’Académie est sans cesse agité, avait-il expliqué, même si le temps est clément. On raconte qu’un dieu l’a ensorcelé afin de protéger les futurs combattants.
Les protéger, ou bien les enfermer encore davantage, se dit Elaena alors que l’homme ne semblait pas vouloir la laisser reprendre sa route.
— Ce ne sont sans doute que de vieilles histoires stupides… Je parie que c’est l’un de ces elfes de malheur qui a fait le coup, à l’aide de cette malédiction qu’ils nomment magie, du temps où cette fichue race salissait encore nos terres !
L’homme cracha sur le sol, visiblement irrité par ce qu’il venait de dire. Quel personnage… Sont-ils tous fous, dans cette ville ? Toujours était-il qu’il semblait avoir dit vrai lorsqu’il prétendait que le lac ne se calmerait pas : voici plusieurs heures qu’Elaena patientait, et l’agitation des eaux ne faiblissait pas. Tant pis !, décida-t-elle soudain : elle le traverserait tout de même, qu’importe la force des vagues. Le mur d’enceinte ne paraissait pas réellement éloigné de la rive sur laquelle elle se trouvait. Ce ne sont pas quelques vagues qui me feront reculer. Après tout, sinon à l’Académie, où irait-elle ? J’apprendrai à me battre. C’est là l’unique voie qu’il me reste. Si l’on me le refuse, alors on me refuse de vivre.
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