Chapitre 3-2
Cette petite est impressionnante. Voici bien des années que j’enseigne la maitrise des armes aux novices de l’Académie, des plus débutants aux jeunes soldats, et jamais je n’ai constaté pareil progrès. Lorsqu’elle s’est présentée à l’une de mes leçons, il y a quelques mois, me surprenant par son visage neuf en cours de cycle, elle n’avait jamais porté une épée ni manié le moindre outil de combat. Elle était parfaitement incapable de se battre. Il n’y a rien de bien étonnant à cela : les filles des campagnes n’en ont nullement besoin. Pourtant, une fois passée l’appréhension d’intégrer un groupe déjà bien formé, elle a progressé à une vitesse spectaculaire, se montrant particulièrement douée dès qu’elle posait ses doigts sur la monture d’une arme. Chaque jour, elle devient meilleure que le précédent, plus rapide encore que je ne l’eus cru possible. Je ne lui accorde par ailleurs pas bien plus d’attention qu’à chacun des autres novices de son niveau ; mais elle s’entraine seule durant des heures, bien au-delà des leçons, jusqu’à parfaire chaque technique, dans les moindres détails. Nul doute qu’elle deviendra un excellent élément dans notre armée — bien plus qu’un simple soldat, j’en suis certain. Kellor sera bien étonné lorsqu’il apprendra qu’elle l’a surpassé en grade. Kellor… il n’a jamais été parmi les meilleurs pour déceler les enfants les plus talentueux, ceux d’entre tous qui iront le plus loin.
Le professeur Grimsen observait discrètement Elaena. La jeune novice s’en prenait à un mannequin de paille avec tant de virulence qu’il s’effondrait sous chacun de ses coups. Mais il se relevait toujours, regagnant sans cesse son emplacement initial, comme si rien, pas même la plus furieuse des attaques, ne pouvait l’en défaire. Cela semblait irriter davantage encore la petite prodige : chacun de ses coups était plus puissant et précis que le précédent, couvrant son front d’épaisses perles de sueur qui dégouttaient jusque devant ses yeux. Qu’elle se calme, par les dieux ! Elle va finir par abattre ce pauvre mannequin. Grimsen sourit en observant ce déchainement.
Le furieux élan de la novice fut toutefois brisé dès le heurt suivant, lorsque son épée de fer se campa dans le cou de l’homme de paille. Visiblement épuisée, Elaena ne parvint pas aussitôt à l’en retirer. Elle s’évertua avec une fougue cette fois restreinte à reprendre son arme à son éternel adversaire, chassant d’un geste vif les cheveux trempés qui troublaient son regard.
— Eh bien, paysanne ! Même un mannequin sans vie est capable de te désarmer, alors qu’en sera-t-il sur un véritable champ de bataille, envahi d’authentiques soldats ?
Un groupe de quelques novices avait rejoint Elaena pour lui faire face. Grimsen connaissait celui qui venait de parler, et qui devait sans doute s’être imposé en tant que meneur de cette bande. Son nom était Lehan. Fils aîné d’une riche famille marchande implantée massivement dans la ville d’Azur, il aspirait à se faire l’un des plus grands généraux de toutes les Terres de Saphir, celui qui marquerait les livres d’histoires en repoussant les violentes offensives du désormais célèbre Galdus, seigneur autoproclamé qui usurpa le trône du Royaume de Rubis, afin de le rendre à ses souverains légitimes. Grimsen doutait sérieusement de la capacité de son élève à concrétiser lui-même un tel idéal : le garçon n’était pas un mauvais élément, mais il était d’autant plus loin d’en être un excellent. Avec davantage d’entrainement, il pourrait vraisemblablement devenir un soldat moyen, combattant dans la cohue aux côtés de soldats moyens ; mais il ne serait sans doute pas apte à gravir davantage d’échelons dans l’armée.
— Cela prouve, tonna Lehan avec brutalité, que ta place n’est pas ici, dans notre prestigieuse Académie, mais dans une petite baraque de paysans, avec d’autres mégères dans ton genre. C’est là le seul endroit où tu pourrais ne pas trop te blesser — si du moins tu évites de te servir de couteaux à viande !
Puis, une salve de rires dédaigneux. Grimsen avait décidé de ne pas intervenir. Il était curieux de découvrir la réaction d’Elaena face à cette provocation maladroite. C’est avec étonnement qu’il observa que la novice n’accorda pas la moindre attention aux garçons. Elle est pourtant pleinement capable de tous les remettre à leur place sans prendre de risques, et elle doit se douter que je fermerais les yeux si elle y parvient. Alors, pourquoi se laisse-t-elle faire de la sorte ? Durant un instant, Grimsen crut qu’elle se préparait à les surprendre, car à présent qu’elle avait remis la main sur la garde de son épée, sa paume y ancra une poigne plus ferme et les muscles de son visage se tendirent distinctement. Elle n’est pas insensible à ces moqueries.
Pourtant, sans qu’elle n’engage le moindre mouvement, les rires cessèrent aussi soudainement qu’ils avaient commencé.
Annotations
Versions