Chapitre 3-3
Elaena s’était déjà figuré une dizaine de mouvements différents propres à taire ces rires condescendants et à faire comprendre à ce garçon qu’il ferait mieux de ne plus jamais lui adresser la parole. Cependant, elle n’avait pas d’autres choix que de le laisser ricaner et d’encaisser ces railleries désagréables. Remettre cet idiot à sa place pourrait avoir des conséquences bien plus déterminantes que ce scandale ridicule. Le moindre faux pas, la moindre remarque de l’un de mes professeurs, et ce Kellor se fera un malin plaisir de me jeter dehors et d’ainsi me condamner à une vie de vagabonde. Le marché qu’elle avait passé avec le directeur de l’Académie demeurait depuis plusieurs mois dans un coin de son esprit : il avait accepté de lui laisser une chance, une seule chance. Si je l’abandonne, ne serait-ce que l’espace d’un instant, jamais il ne me la rendra. Se tenir discrètement en retrait était tout ce qu’elle pouvait faire pour assurer la poursuite de sa formation.
Pourtant, sans qu’elle ne cède à la forte tentation de répondre à ces provocations, les rires et les moqueries cessèrent subitement. Curieuse de découvrir ce qui les avait ainsi réduits au silence, Elaena jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de ses offenseurs : là, face au groupe prétentieux, se trouvait un autre garçon, banal, assez peu robuste, mais qui tenait un air soigné — bien que sa chevelure courte, d’une couleur bien plus lumineuse que celle d’Elaena, soit couverte de la sueur d’un entrainement laborieux. Le visage du nouveau venu était sévère, apparemment agacé, cependant loin de paraitre réellement menaçant.
— Laissez-la ! ordonna-t-il d’une voix relativement confiante, et un peu moins intimidante. Elle a tout à fait le droit de s’exercer, autant que tous les novices.
L’oppresseur sourit de plus belle, se réjouissant manifestement de la tournure que prenait la situation qu’il avait lui-même provoquée.
— Ah oui, vraiment ? Une fille faiblarde comme celle-là n’a pas pourtant sa place sur un champ de bataille. Elle se ferait tuer aussi brutalement qu’un veau à peine vêlé par sa vache de mère parce qu’un éleveur aurait une furieuse envie se délecter de sa tête de débile.
Il avait accompagné ses paroles d’un geste vif au niveau de sa propre gorge, tel un coup de couteau rapide et précis. Le rire condescendant qui suivit suffit à emporter définitivement le bienfaiteur, dont la colère sembla soudain palpable tout autour de lui.
— Comment oses-tu tenir ce genre de propos ? Ce mensonge n’est pas digne d’un soldat de Saphir !
— Il ne s’agit en rien d’un mensonge. Regarde bien, que je te le prouve !
Une main ferme saisit l’épaule d’Elaena, la forçant brusquement à se joindre à l’altercation qu’elle avait pourtant tenté d’ignorer. Les coups qu’elle reçut furent imprécis mais néanmoins violents : un profond tiraillement emplit son visage et sa mâchoire, s’étendant aussitôt jusqu’à son abdomen. Sa vision se brouilla l’espace d’un instant et, désorientée par le choc, elle eut à poser un genou sur le parterre sablonneux de l’arène. Elle se releva rapidement, titubant légèrement malgré tout, laissant échapper de ses lèvres un mélange visqueux de salive et de sang, et distingua deux silhouettes en venir aux mains, engageant une lutte virulente. L’une parvint sans mal à maitriser l’autre et à la projeter contre le sol, prenant appui sur ses membres en la dominant d’une hauteur insolente. Un poing jaillit en direction de la tête de celui qui était immobilisé et sa voix, bien moins prétentieuse désormais, se fit de sanglots apeurés.
— Nahel ! Quel est ce comportement ? N’as-tu pas honte de t’en prendre ainsi à celui qui ne peut plus se défendre ?
Elaena aperçut en un bref coup d’œil le visage sévère de Grimsen ; elle détourna d’emblée le regard pour s’éclipser aussi discrètement qu’elle le pouvait. Le professeur ne doit surtout pas m’associer à cet incident. Nul doute qu’il en fera un rapport au directeur Kellor. Mieux vaut que mon nom n’y figure pas. Elle soupira silencieusement. Je ne peux pas lui faire ce plaisir.
Le tintement de la cloche qui siégeait non loin, dans la grande cour de l’Académie, marqua, comme un coup de pouce du destin, la fin de la séance d’entrainement. Elaena quitta la petite arène et se dirigea sans se retourner vers le bâtiment dans lequel prendrait place la prochaine leçon. Même le sentiment de culpabilité qui lui sembla germer au fond d’elle-même ne suffit pas à lui faire rebrousser chemin pour prendre la défense de ce Nahel.
Non, cela ne me concerne pas. Je ne lui ai pas demandé de me venir en aide. Il est l’unique responsable de tout ceci. Elaena n’oubliait pas que sa présence à l’Académie était loin d’être garantie, et qu’elle en avait malgré tout drastiquement besoin. Je n’ai de comptes à rendre à personne. Pas même à ceux qui pourraient le penser.
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