Chapitre 3-6
Nahel avait fait preuve d’une assiduité remarquable pour demeurer auprès d’Elaena durant l’entièreté de la journée qui avait suivi. La novice aux inclinaisons misanthropiques ne lui avait pourtant pas rendu la tâche bien aisée : depuis qu’il l’avait rejointe quelques heures auparavant dans le réfectoire de l’Académie, elle n’avait prononcé aucune parole, dans l’espoir certainement illusoire que le garçon finirait par se lasser et la rendre enfin au confort inestimable d’une éternelle réclusion.
Hélas, à aucun moment n’avait-il semblé évoluer dans une telle direction. Bien au contraire, il n’avait cessé d’alimenter une conversation à sens unique, interpellant sans cesse une interlocutrice quelque peu imaginaire qui se contentait toujours de ne point y prêter la moindre attention.
J’ignore ce qu’il me veut. Mais s’il est incapable de se rendre compte par lui-même que je n’ai pas besoin de sa compagnie, ni de ses belles phrases, je finirai par lui faire comprendre d’une manière qui ne pourra pas le fourvoyer, peu importe ce qu’en dira Kellor. Elaena supposa qu’il en avait pleinement conscience, et que peut-être était-ce précisément là son ambition.
Même la dernière leçon de la journée, qui se trouvait également être le seul de chacun de ses cours qu’Elaena ne détestait pas trop âprement, avait été quelque peu entachée par la présence de Nahel, qui avait fait des pieds et des mains auprès du professeur Grimsen pour s’entrainer avec son adorée. Grimsen n’y avait vu aucun inconvénient que ce soit, et Elaena ne désira pas se donner la peine de protester ; alors il en fut ainsi.
Bien que passablement lassée par son insoutenable compagnie, Elaena eut à reconnaitre que Nahel maniait fort bien l’épée. Doué, mais pas moins irritant. J’ignorais qu’il était possible à un être humain de parler autant tout en faisant preuve de pareille maitrise.
Son agacement sembla offrir à ses coups un certain regain de férocité. Les lèvres de Nahel dessinèrent un demi-sourire amusé ; ce qui ne fit qu’amplifier encore les assauts de son adversaire.
Le garçon se taisait, à présent, entièrement dévoué au duel qui venait de s’amorcer au cœur de la petite arène d’entrainement, désormais arène de défi, dont les seuls occupants à n’avoir pas cessé de combattre étaient Nahel et Elaena ; chacun des autres novices ayant formé un cercle inquisiteur et amusé tout autour d’eux. Le professeur Grimsen se tenait à l’écart de cette effervescence, néanmoins particulièrement attentif au déroulement de ce duel.
Elaena soignait chacun de ses nombreux assauts ; pourtant son adversaire semblait n’éprouver aucune difficulté à les esquiver. Briser sa chaine de mouvements n’en changea rien : elle eut beau se montrer aussi imprévisible qu’elle en fut capable, virer brusquement de direction, faire voleter sa lame de bois en un élan entièrement aléatoire, l’épée d’entrainement de Nahel se trouvait toujours sur la route de la sienne, s’y heurtant si violemment parfois qu’Elaena douta qu’elles fussent suffisamment solides pour endurer pareil traitement.
Puis, soudainement, alors que l’égalité entre les deux novices semblait parfaite, Elaena désarçonna son adversaire en enroulant son arme autour de la sienne, le contraignant à en libérer la garde.
L’épée de bois tomba contre le sol dans un silence seulement percé par les halètements sonores des duellistes.
Maintenant ! Elaena se jeta sur son rival, lança la monture de son épée contre son torse, balaya ses jambes en glissant la sienne dans le sable. Le garçon bascula, mais aussitôt prit appui sur ses poignets pour effectuer une roulade et se redresser, bras droit tendu, arme dressée vers le ciel.
Comment a-t-il… ? Nahel profita dans l’instant de ce très bref effet de surprise pour plonger à son tour, abattant sa lame de bois en direction du buste d’Elaena, qui para le coup si maladroitement qu’elle eut l’impression de sentir l’épée heurter son torse.
Une autre brèche dans sa défense, que Nahel exploita sans attendre, fondant une nouvelle fois sur la novice, ne lui laissant pas la moindre chance de recouvrer ses esprits. Il la bouscula d’un puissant coup d’épaule et entrava le mouvement de ses jambes, l’accompagnant lourdement jusqu’au sol sans jamais libérer son buste de son poids, en vue de l’empêcher de se redresser.
Puis il glissa contre son cou le poignard qu’il avait attrapé de sa main gauche, lame véritable sans aucun doute dissimulée quelque part sous ses vêtements depuis le début de l’affrontement.
— J’ai gagné, lui dit-il en un sourire sournois, certainement amusé, néanmoins sans la moindre trace d’orgueil ou de dédain.
Elaena ne répondit pas. Nahel n’était pas parmi les plus robustes des novices de l’Académie mais, comme la plupart d’entre eux, il l’était suffisamment pour être capable de la maintenir immobile sans trop s’épuiser. Pourtant, Elaena n’avait pas subi sa chute autant qu’elle avait voulu le faire croire à son adversaire : jamais son arme n’avait quitté sa main.
Profitant de la relative liberté de ses bras, elle abattit son épée de bois en direction de son opposant, qui eut à se protéger à l’aide de son poignard, libérant aussitôt le cou d’Elaena, sectionnant incidemment le fin cordon qui l’enserrait, délivrant le collier qui l’ornait.
Une petite perle blanche bondit dans les airs, virevolta un bref instant, se perdit sans un bruit dans le sable de l’arène d’entrainements.
Elaena ne bougea pas. Le teint de son visage se fit soudain livide. Une profonde angoisse s’empara d’elle alors que son champ de vision s’étranglait et que sa poitrine était saisie d’un tiraillement irrégulier.
Papa me l’a si souvent répété. Pourtant jamais je n’ai pu comprendre le sens de cet avertissement.
Orlion Syana y avait veillé durant plus de dix ans. Chaque soir, il rejoignait sa fille avant qu’elle ne s’endorme. Chaque soir, il lui contait la même histoire.
Tu sais, mon ange, disait une voix bienveillante, depuis le jour où tu as vu la lumière pour la première fois, maman utilise toutes ses forces pour que tu sois courageuse et heureuse à tout jamais. Même si tu ne peux pas la voir, elle reste auprès de toi.
Il saisissait doucement la perle qui ornait le cou de l’enfant.
Ce collier lui appartenait, autrefois. À présent, il est à toi. Il est son ultime cadeau. Porte-le toujours, car il représente tout l’amour que maman t’a offert. L’amour dont elle a fait preuve pour te montrer les étoiles.
Alors il plongeait son regard dans celui de sa fille au fil d’un instant qui leur semblait une éternité. Et ils reprenaient en cœur.
Une vie sans amour ne dure jamais longtemps.
Chaque soir, Elaena frissonnait en prononçant ces mots. Chaque soir, elle jurait de ne jamais abandonner cet amour. Chaque soir, elle faisait le serment de protéger cette perle comme si son existence devait en dépendre.
Ce soir-là, pourtant, elle avait failli à sa promesse.
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