Chapitre 3-7
Que m’arrive-t-il ?
Tout autour d’elle, le monde tournoyait, de plus en plus rapidement. Incapable de poser son regard, elle le laissait divaguer, flotter aux côtés des formes toujours plus indistinctes qui défilaient face à elle, comme s’il avait été en un lieu vide et hostile où rien, absolument rien, ne pouvait s’imposer sur quoi que ce soit d’autre. Son regard flotta, bientôt rejoint par son esprit, qui lui non plus ne pouvait trouver le moindre refuge. Si ce n’est ce vide. Ce vide qui semblait petit à petit plus enviable à tout ce qui pouvait lui être extérieur. Extérieur au vide, y a-t-il seulement quelque chose ? Assurément pas, seul le vide existe. Seul lui peut s’imposer. Rien ne peut lui tenir tête. Plus rien. Plus rien même ne flotte tout autour d’elle, car plus rien ne parait réel.
Est-ce cela, la mort ?
Question qui grandit tant qu’elle prit la place du vide.
Non, ça ne peut pas l’être… Je ne peux pas…
Pourtant, rien ne semblait plus la retenir où que ce soit. Elle n’était plus qu’un esprit vide, sans but, échoué dans une question tout aussi dépourvue de sens. La mort ? La mort d’un corps, ou d’un esprit, sans doute sont-ils dépendants l’un de l’autre.
Pourtant, l’esprit flottait, alors que le corps était déjà échoué. Allongé dans une vague de douleur et d’inertie. Vidé de toute vitalité, de toute ardeur. De toute souffrance, de tout sentiment. En un silence parfait, rassurant, agréable. Un esprit flottant, pur, plein, émancipé de toute forme de détermination.
Serait-ce là que je m’éteins ? J’y ai tant rêvé… Pourtant, je n’y suis pas préparée. Je n’y suis pas prête. Je dois encore rester, encore vivre, encore me battre. Me battre ! Contre le vide, contre la question, contre tout, elle l’ignorait. Elle l’ignorait, toutefois peu lui en importait, car déjà, comme appelé par cette vague impulsion, son corps sembla ressurgir tout autour de son esprit, avec lui les ombres et les formes tournoyant en un balai inconstant.
Puis des voix, floues, lointaines. Des ombres qui se rapprochent, s’agitent. Plus de voix, sans cesse plus oppressantes. Mais toujours bien trop lointaines, inaccessibles. Tant que pouvait encore l’être son propre corps.
Non ! Mon heure n’est pas venue. Ce n’est qu’à moi d’en décider. Le destin, les dieux, le hasard, qu’ils aillent se faire voir, ils n’ont rien à en dire ! Il n’y a qu’à moi d’en décider. Je partirai quand je l’aurai choisi.
Le destin, ou les dieux, ou le hasard ; quelqu’un ou quelque chose semblait pourtant résigné à s’y opposer. Mais Elaena avait décidé de ne plus se laisser faire par le destin, les dieux, le hasard, ou qui que ce soit d’autre. Elle avait décidé d’avancer.
Son esprit s’agita soudain, renonçant à la paix qu’il avait conquise. Renonçant à ses propres forces. Les confiant toutes à son corps. Un corps qui frétilla, lentement, avec une difficulté infinie, une douleur insoutenable. Insoutenable, mais que l’esprit ne ressentait plus. Car l’esprit, vidé de toute son énergie, faiblissait, se réduisait à l’expression la plus archaïque de son état primitif, enfantin, guidé seulement par un instinct aussi puissant que risible. L’instinct de survie, auquel Elaena avait décidé de s’abandonner toute entière, dans l’insignifiant espoir qu’il lui rende le souffle qui l’avait délaissée. L’esprit, désormais, n’était plus ; seul était le corps, mû par une force invisible, imaginaire, qui le menait dans toutes les directions à la fois. La force remua son regard, l’immobilisa, jeta son bras dans le sable avec une dextérité démesurée, et glissa jusqu’à son centre la petite perle qu’il y avait empoignée.
Aussitôt que sa main fut logée contre sa poitrine, une vague d’énergie sembla la submerger avec une violence telle qu’Elaena se sentit sursauter. Une chaleur rassurante s’étendit depuis sa cage thoracique vers chacun de ses membres, s’écoulant continûment le long de sa peau, jusqu’à l’extrémité de chacun de ses doigts.
Son esprit émergea d’un néant impénétrable, sombrant aussitôt dans l’éternelle détresse de la souffrance corporelle. Pourtant, ce fut un profond soulagement qu’elle ressentit alors que les ombres qui se pressaient au-dessus d’elle se faisaient de plus en plus précises, jusqu’à dessiner le visage inquiet du professeur Grimsen.
— Elaena ! Que t’arrive-t-il ?
D’abord quelque peu déstabilisée, elle s’abstint de tenter le moindre mouvement. Mais rapidement, la confiance ressurgit, une confiance qui semblait ne jamais l’avoir abandonnée. Elle entreprit de se redresser malgré les protestations de son professeur, qui parvint tout de même à la maintenir assise dans le sable.
Toutes mes forces me sont revenues. Comme si rien ne s’était passé.
Alors qu’elle observait ce corps dans lequel elle avait surgi telle une étrangère envahissant un pays qui n’était pas le sien, son regard se posa sur la main fermement contractée contre sa poitrine. Le muscle de son avant-bras était si raide qu’il semblait s’obstiner à agir de son propre chef, enserrant si férocement la perle de son collier qu’elle s’enfonçait dans sa paume.
— Ne t’ai-je pas déjà répété, Elaena, que le repos est tout aussi important que l’entraînement ?
La voix de Grimsen n’aurait laissé aucune place à n’importe quelle forme de répartie. Le professeur s’agenouilla pour se porter à la hauteur de son élève.
— Vois ce qui t’arrive lorsque tu le négliges, dit-il. Si tu t’effondres ainsi sur un champ de bataille, tu seras aussitôt tuée ou capturée par l’ennemi. Tu sais ce que subissent les prisonniers de guerre. Alors, à quoi bon combattre, si tu n’as plus de forces ?
Le professeur saisit celle de ses mains qui n’était pas entravée et l’aida à se relever.
— Nahel, dit-il ensuite sans toutefois détourner les yeux de ceux d’Elaena, conduis ton amie à l’infirmerie, et qu’elle n’en sorte pas avant demain. Elle doit se reposer.
Elaena n’en ressentait aucun besoin. Pourtant elle renonça à protester, alors que Nahel l’aidait gauchement à traverser l’arène, face à un essaim de regards scrutateurs. Je me suis assez donnée en spectacle. Il s’agit à présent de me tenir tranquille, de regagner le rang et de ne plus m’en échapper.
Une fois soustraite à la foule de novices davantage avides de ragots qu’inquiets, cependant, Elaena renonçait toujours à assurer seule sa progression. Non qu’elle n’en aurait pas été capable ; mais plutôt qu’elle se sentait curieusement à son aise au côté du garçon, de sa douceur maladroite, de ses mains chaudes bien que légèrement humides, de son aura de chaleur fatalement malodorante.
Un sentiment étrange la submergea sans crier gare. Une paisible vague de satisfaction, un doux effluve de bienveillance, un discret souffle de félicité. Un sentiment qui devait dépasser toute manifestation purement amicale.
Aussitôt son visage se fit rougeâtre, et son bras s’affranchit subitement de celui de Nahel.
— Je peux marcher seule !
Elaena avait parlé, peut-être vociféré, bien plus désobligeamment qu’il aurait sans doute été nécessaire. Cette fois, elle maudit son éternelle impulsivité. Soupirant en silence, elle reprit sur le ton le plus calme et le plus aimable qu’elle fut capable d’adopter.
— Ça va. Je vais me reposer dans ma chambre jusqu’à demain.
Le novice protesta, en vain.
— Je vais bien, insista-t-elle. Tu peux me laisser.
Et elle abandonna Nahel à son désarroi, jurant sourdement entre ses dents.
Quelle tarte je fais !
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