Chapitre 3-9
La journée qui se déroula ensuite fut parmi les plus oppressantes qu’Elaena eut connues depuis de nombreux mois. Elle avait tenté, autant qu’il lui en fut possible, de se tenir hors de la portée de Nahel. Mais lorsque leurs regards venaient à inévitablement se croiser, elle se détournait aussitôt. Sans doute craignait-elle d’avoir à s’expliquer quant aux événements de la veille.
Elaena ne comprenait pas elle-même la raison de cet emportement : Nahel avait seulement désiré se montrer bienveillant à son égard. Il s’était inquiété pour elle, rien de plus. Cet idiot s’y est mal pris. Pourtant… il a essayé, lui.
Elaena ne parvenait pas à s’accorder avec elle-même. Elle se sentait tiraillée entre la colère d’avoir vu son intimité ainsi piétinée, et la reconnaissance qu’elle devait à un collègue décidément trop bon pour elle.
Si bon, et moi, je ne peux que le fuir. Quoi, devrais-je m’excuser ? Ou bien, me fondre dans la masse, disparaitre, une nouvelle fois. Nahel n’essaiera plus de me retenir, à présent.
La journée qui venait de se dérouler, Elaena l’avait passée plus seule qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Elle s’en rendait compte, à présent qu’elle se tenait debout, encore vêtue de son habit d’entrainement, au centre de sa petite chambre.
Seule.
Pour la première fois depuis tant de temps, elle regretta de n’avoir personne à retrouver, de n’avoir personne à qui parler de son désarroi.
Je suis pourtant restée seule si longtemps.
Trois coups, timides, légers, à peine audibles, émanèrent de la porte de bois.
— Elaena ? demanda une voix faible qu’elle reconnut instantanément.
Sans répondre, Elaena s’avança vers la porte et posa sa main droite sur la poignée. Puis elle se figea.
Que veut-il ?
Elle marqua une hésitation.
Je ne peux pas le rejeter sans cesse.
Ses yeux se firent humides.
Ni pourtant accepter qu’il s’infiltre dans ma vie.
Elle se sentait incapable de décider de la solution qui devait s’imposer. Une larme glissa le long de sa joue.
Pourquoi me prendre la tête à ce point ? Pourquoi être aussi indécise ?
Elle aurait voulu lui dire de s’en aller. De la laisser seule. De l’abandonner pour de bon. Pourtant, au fond d’elle-même, sans toutefois en avoir conscience, elle était terrorisée à l’idée qu’une telle extrémité envers la seule personne qui semblait encore se soucier d’elle puisse être ce qu’elle désire réellement.
Et puis merde.
Sa main tourna la poignée et tira brusquement sur la porte.
Mais Elaena ne savait toujours pas ce qu’elle devait lui dire.
— Qu’est-ce que tu veux ? lança-t-elle avec une animosité qu’elle aurait pourtant préféré éviter.
Le visage de Nahel était cerné de fatigue. Son regard semblait fuir celui de la jeune fille, se réfugiant confusément partout où Elaena ne se trouvait pas.
Après un très bref silence, Nahel parla d’une voix faible, tremblante.
— Je voulais juste m’excuser. Pour hier soir. Voilà… Je vais te laisser tranquille.
D’un pas, Nahel se fondit lentement dans la pénombre du dortoir.
Alors, il me laisse ?
Une nouvelle fois, Elaena se sentit déchirée entre des sentiments contradictoires.
Je devrais être contente, c’est exactement ce que je désirais.
Pourtant, elle sentit son cœur se serrer douloureusement.
Mais cette fois, aucune larme ne ruissela sur son visage. Seule la colère s’était imposée, une intense colère à l’égard elle-même et de personne à la fois.
Pourquoi ne suis-je pas capable de me sentir digne de moi-même ? Simplement, moi-même ?... Comment l’être, nom de Trismos ?
Ses poings s’étranglèrent si intensément sur eux-mêmes qu’elle sentit ses propres ongles creuser ses paumes. Son esprit n’était plus qu’une cacophonie de pensées discordantes, incapable de mener la moindre sorte de réflexion sensée. Seules ses émotions tentaient toutes à la fois de la guider, ne la conduisant au final que vers davantage d’incertitudes et de contradictions. Elle porta ses mains contre son crâne dans le vain espoir de le libérer de cette pénible frénésie. Plus elle tentait de calmer ce brasier, plus il gagnait en intensité, tel un feu que l’on voudrait éteindre en le couvrant de foin. Le vacarme qui l’emplissait sans cesse ne lui laissait que de moins en moins de place. Elle se sentait chavirer, dériver dans une direction inconnue mais certainement bien trop destructrice. Sous ses pieds chancelants, le sol lui sembla se dérober, emporté par la tempête qui l’assourdissait, l’empêchant même de penser. Une tempête d’émotions, qui l’ensevelissait sous un amas ininterrompu de colère, de tristesse, de désarroi, d’espoir et de désespoir. Un amas qui la recouvrait toujours davantage, sans qu’elle ne puisse plus s’en soustraire.
Quel enfer ! Quelle torture ! Pourquoi dois-je m’infliger pareil supplice ? Pourquoi ne suis-je pas capable de simplement vivre ? À bas ces émotions, à bas ce bruit ! J’ai besoin de calme, merde !
Elaena s’imposa au prix d’un effort surhumain, exigeant le silence de ses pensées, au mépris de la raison. L’agitation cessa soudain, comme effrayée par de si sincères suppliques.
Elaena se tenait dans l’embrasure de sa chambre de novice, seule face à un couloir vide et froid. Jetant un regard à l’extérieur, elle soupira doucement.
— Nahel ! Attends.
Sa voix avait été faible, tremblante, presque triste. Néanmoins suffisante. Le doux visage réapparut timidement à travers l’obscurité.
— Entre… s’il te plait.
Nahel ne semblait pas en colère. Ni même agacé. Alors que je viens d’ignorer ses excuses. Comment fait-il pour dominer ses émotions, pour les tenir en respect ? Elaena se sentait tant impressionnée qu’intimidée. L’injustice de ses propres actes, la dureté de son propre comportement, le mal qu’elle avait pu ainsi causer ; tout cela lui apparut brusquement, bondissant jusqu’à sa conscience, la blessant davantage encore.
— Nahel, je… (Jamais Elaena ne s’était sentie à ce point dépourvue.) Je suis désolée de m’être comportée ainsi avec toi, je…
Elle ne fut pas capable de continuer. Ces quelques mots lui avaient coûté l’entièreté de toute la détermination, de toute la force qu’elle n’avait pas encore consommées. À présent, elle ne souhaitait plus que disparaitre durant des jours, se replier sur elle-même, s’arracher à ses émotions, au monde. Aux autres. À tout.
— Ce n’est rien, dit Nahel d’une voix tout aussi faible, légère. Tu n’as pas à t’excuser d’être toi, Elaena.
Ces paroles avaient été d’une chaleur telle qu’Elaena fut incapable d’y répondre. La fragile barrière de volonté qu’elle avait eu tant de mal à dresser vola en éclats, laissant les émotions envahir son esprit déjà embrumé. À nouveau, la tempête se leva, le sol se déroba sous ses pieds chancelants.
Elaena ne put retenir ses larmes.
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