Chapitre 3-10
En l’espace d’un immédiat instant, la féroce jeune fille au caractère impétueux s’était métamorphosée. Il n’en restait plus qu’une chaotique pelote d’émotions sur le point de rompre, de céder sous le poids de sa propre ruine.
Alors Nahel la serra contre lui, l’enlaçant délicatement, dans l’espoir futile de la préserver de l’inévitable délitement vers lequel elle chutait. Rien ne semblait pouvoir consoler ces larmes qui ruisselaient le long de son visage, jusque sur sa tunique.
Elle parait si fragile. Si faible, si délicate. Qu’a-t-elle donc traversé ? Comment peut-elle survivre ? N’importe qui aurait renoncé. Il n’est pas possible d’affronter seule pareille tristesse.
Les sanglots de la jeune fille blottie contre son torse le faisaient vibrer. Il eut l’impression que le chagrin le gagnait à son tour, mais il tint ferme. Elle a besoin que quelqu’un reste fort pour supporter le fardeau sous lequel elle a déjà rompu.
Aussi calmement qu’il le put, gardant toujours le silence, Nahel tenta de la rassurer. S’asseyant sur le fin matelas, il laissa aller une main délicate dans sa sombre chevelure. Ne te retiens pas, signifiait ce geste, laisse-toi aller à tes émotions, car je suis là pour veiller sur toi. Nahel sut qu’elle le comprenait car aussitôt les larmes se firent paisibles. Les sanglots la laissèrent, l’abandonnant à l’étreinte bienveillante du jeune garçon. Reste là autant que tu le voudras, pensait-il, je ne te laisserai pas tant que tu n’en seras pas prête.
Toutefois s’arracha-t-elle soudainement à cette bienveillance pour se redresser et lui faire face. Elle ne prononça aucun mot, mais le visage qui fondit dans le sien, un visage rougi par une foule d’émotions, en valait une infinité.
Leurs regards demeurèrent plongés l’un dans l’autre durant de longs instants, en une apaisante conversation silencieuse, bientôt interrompue par le poignet qui balaya les yeux violacés d’Elaena sans toutefois parvenir à en ôter les traces de sa douleur.
Si fragile. Si faible, si délicate.
Et pourtant si forte.
— Je suis…
La voix d’Elaena vibrait, affaiblie par une lutte parfaitement inéquitable. Elle marqua une pause, s’éclaircit la voix, avala sa salive, réarrangea ses vêtements chiffonnés et s’éclaircit la voix à nouveau.
Elle n’a pas encore vaincu. Mais elle n’abandonne pas.
— Lorsque j’étais enfant…, je vivais dans le village de Lanelle, pas très loin d’ici. Un jour, des gens que personne ne connaissait sont venus. Mon père, qui était le chef du village, les a fait entrer. Ils disaient être des médecins de la capitale, capables de détecter une maladie rare et dangereuse. Et aussi de la soigner. Ils ont prélevé du sang à tous les gens du village, pour chercher la maladie. À moi aussi, ils en ont pris, et… ils ont dit que j’étais malade.
» Alors ils m’ont emmenée, ils disaient avoir de quoi me soigner à la capitale. Mon père a décidé de nous accompagner. Nous avons quitté le village et chevauché jusqu’à leur campement, un peu plus loin dans la plaine. Là-bas, dès que nous sommes arrivés, ils…
Elaena lutta de plus belle pour retenir de nouvelles larmes.
— Ils m’ont attrapée, ils m’ont empêchée de m’enfuir. Et ils ont essayé d’attaquer mon père. Ils voulaient le tuer, j’en suis certaine. Je ne pouvais pas bouger, je ne pouvais pas le défendre. Alors… alors, je…
Cette fois, les larmes furent plus fortes et s’écoulèrent le long de ses joues. De nouveaux sanglots ponctuèrent ses paroles.
— Je suis une Trismos. La foudre a… j’ai tué ces hommes sans même le vouloir, je suis… une sorcière, une maudite sorcière !
Elaena s’effondra contre le garçon, qui l’enlaça aussitôt. Elle fut incapable de poursuivre son récit, tant son émotion était puissante, tant elle ne pouvait s’en dégager, tant elle semblait acculée.
— Ne t’en fais pas, chuchota Nahel contre son oreille. Je suis avec toi, je ne te laisserai pas.
Même ces paroles ne suffirent pas à l’apaiser.
Une Trismos. Une élue du dieu élémentaire de la foudre, qui lui a cédé ses pouvoirs. C’est incroyable. Je pensais qu’il ne s’agissait que d’une légende. Si tout ce que je sais est vrai, de tels pouvoirs sont immensément dangereux pour celui qui les porte. Si jamais elle est découverte, elle sera sans doute brulée vive.
Nahel l’enserra davantage contre lui. Jamais je ne laisserai cela se produire.
Lentement, Elaena calma ses sanglots, retint ses larmes. Sans s’extraire à son étreinte, elle reprit d’une voix à peine audible, brisée par un conflit infatigable.
— Mon père et moi avons fui, sans avoir compris ce qu’il venait de se passer. Nous sommes rentrés à Lanelle. Mon père a fermé les portes du village. Toute la garde patrouillait jour et nuit le long du mur d’enceinte. Ils avaient peur que les médecins reviennent pour se venger.
» Mon père m’a ordonné de rester dans le château, de ne plus en sortir. Il avait compris… il savait ce que j’étais. Il ne voulait pas que les autres l’apprennent. Je n’ai vu presque personne pendant des jours. Je devais porter ces gants pour retenir la foudre. Sinon, je ne pouvais pas la contrôler et l’on risquait de la voir.
Tout en parlant, elle effleurait ses propres mains, recouvertes d’un tissu délavé. Voici pourquoi elle ne les retire jamais.
— Layne, mon frère, savait pourquoi j’étais enfermée, pourquoi je ne pouvais plus voir personne. Il savait que j’étais… dangereuse. Pourtant, il est venu me voir tous les jours. Il était le seul à me considérer comme avant, à venir me voir sans me parler de cette malédiction. Il était persuadé qu’il ne risquait rien, mais je savais que la foudre me tenait encore.
» Je ne sais pas combien de temps je suis restée là. Mon père me répétait sans cesse de ne faire confiance à personne, de ne surtout pas parler de tout cela à qui que ce soit. Je lui ai obéi. Je ne savais pas si j’allais un jour pouvoir cesser de mentir, cesser de rester seule… Mais j’ai continué.
» Et puis, les médecins sont revenus. Enfin, je suppose que c’était eux. Personne ne les a vus arriver, personne ne les a vus entrer dans le château. Mon père est venu me réveiller en pleine nuit. Il m’a dit de partir, de m’en aller, de fuir sans regarder en arrière. Et puis…
Une larme perla sous son œil déjà humide. Mais cette fois pas de sanglots.
— Il a été poignardé, dans le dos. Par un homme vêtu de noir. Il n’a pas crié, il n’a rien dit. Il est juste tombé à genoux. Mais l’homme en noir l’a poussé, et m’a attrapée. Et puis, je ne sais plus vraiment. Tout est allé vite, bien plus vite, et bien plus fort que la première fois. Je n’ai pas pu retenir la foudre. C’est comme si elle me submergeait totalement, comme si elle prenait tout le contrôle, avant d’exploser d’un seul coup. Alors je ne peux rien faire.
Elaena tentait en vain de dissimuler toute l’émotion avec laquelle elle parlait. Nahel pourtant aurait pu en distinguer la couleur.
— La foudre a tout détruit. L’homme en noir est mort, le château, détruit, mon père… mort. À cause de moi.
L’étreinte de Nahel se fit plus forte encore. Aucun mot n’aurait été capable de l’apaiser. Seule cette chaleur pouvait étouffer sa plainte.
— Les gens du village m’ont enfermée, dans la prison. Mais mon frère, Layne, a réussi à me faire sortir. Il savait ce qu’ils préparaient. Je suis une Trismos. Alors il m’a emmenée avec lui. Je ne voulais pas, mais je l’ai suivi. Ensemble, nous avons fui Lanelle. Nous avons marché, sans savoir où aller, pendant des jours. Sans nourriture, sans abris.
» Une nuit, nous avons été recueillis par un groupe de voyageurs. Ils avaient monté un campement de fortune au milieu d’une clairière. Ils ont pris soin de nous. Ils nous ont donné à manger, ils nous ont soignés, ils nous ont permis de dormir. Mais ils n’étaient pas ceux qu’ils prétendaient, ils étaient… ils étaient avec ceux qui sont venus à Lanelle. Je le sais, j’ai reconnu leurs tenues. C’était eux, j’en suis certaine. Alors, nous nous sommes enfuis, après que… après que j’en ai tué quelques-uns. Ou bien blessés, je ne sais pas. Mais, j’espère que…
Elle se racla la gorge, comme pour prendre le temps de réfléchir à ce qu’elle disait.
— Un homme nous a aidés, reprit-elle. Il vivait seul, dans une petite maison, au milieu d’une forêt. Il nous a donné à manger et à boire. Il nous a offert un lit. Pendant la nuit, alors que Layne dormait…, je suis partie. Je l’ai laissé, et je me suis enfuie. Je ne voulais pas le mettre en danger. Je ne pouvais… je ne peux pas maitriser la foudre, alors je devais m’éloigner de lui. Je ne voulais pas le tuer, lui aussi, ni personne d’autre… Alors, un peu plus loin, j’ai… j’ai essayé de…
Les mains de Nahel effleuraient doucement le dos d’Elaena. Il avait conscience de ce que devait représenter pour elle pareille confession.
— Mais je n’ai pas réussi. Je devais d’abord venger mon père. Retrouver ceux qui s’en sont pris à lui. Alors, j’ai décidé d’apprendre à me battre. J’ai rencontré des soldats, par hasard. Ce sont eux qui m’ont parlé de l’Académie. Alors je suis venue ici. On ne voulait pas que j’entre, mais je suis entrée quand même, parce que je n’avais pas d’autre choix.
» Tout ce que je veux, à présent, c’est apprendre à me battre, trouver ceux qui ont tué papa, et les faire payer.
Se dégageant sans rudesse de sa tendresse, Elaena saisit le livre qui était posé sur le petit meuble de sa chambre. Elle tendit à Nahel une petite feuille de papier froissé, qu’il reconnut comme étant celle qu’elle avait, le soir précédent, tenté de lui dissimuler.
— Cet emblème, dit-elle en désignant les formes maladroites tracées visiblement à la hâte, se trouvait sur le couteau de l’assassin de mon père. Je ne pourrai jamais l’oublier. Si je parviens à découvrir à qui il appartient, je saurai qui est derrière ce qui m’est arrivé.
Nahel porta sur le blason un œil attentif. Sa forme était assez banale, mais son contenu lui était parfaitement inconnu : il lui sembla y apercevoir la forme de sept petites tours, toutes identiques, dressées autour d’un château au-dessus duquel flottait une forme losangique.
— Chacune de ces tours avait une couleur propre, lui expliqua Elaena. Quant à ce losange, il était parfaitement blanc.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, avoua Nahel avec regrets. Mais je t’aiderai à découvrir d’où il provient, Elaena. Je te le promets.
Le visage de la jeune fille fut une nouvelle fois torturé par l’émotion ; une émotion toutefois bien plus bienveillante qu’auparavant. Un timide sourire illumina son visage abimé.
Jamais je ne l’ai vue sourire ainsi. Qu’elle est belle, quand l’espoir la gagne.
Elle lui offrit une intense étreinte, telle qu’il aurait nié qu’elle en soit capable. Le garçon sentit de chaudes larmes ruisseler contre son épaule.
— Merci, Nahel.
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