Chapitre 4-1
Les ruelles de la grande ville d’Azur devenaient plus sinistres encore une fois la nuit tombée. Chacun savait qu’il était inconscient de s’y aventurer seul : brigands et criminels y dictaient une loi pernicieuse à laquelle même la garde royale évitait de se risquer.
Puis, une ombre noire, aussi rapide que silencieuse. Une silhouette menue, voilée d’un long manteau noir, se faufilant sans le moindre souffle entre les murs de pierre, évitant habilement les quelques torches posées aux détours des rues. Évoluant promptement mais soigneusement, elle se dissimulait aux regards de ceux qui se trouvaient çà et là.
Au cours des deux années qui venaient de s’écouler et des nombreuses expéditions nocturnes qui les avaient ponctuées, Elaena Syana avait appris à connaitre le tracé des ruelles d’Azur et à comprendre les étranges habitudes de leurs habitants. Pourtant, comme souvent, elle n’avait aucune idée de l’emplacement précis de son objectif : un bar douteux fréquenté par ceux qu’il valait mieux éviter de mettre sur sa route, dont la devanture devait rappeler celle d’une épicerie.
Voici bien peu d’informations. Jamais je ne parviendrai à tomber dessus. Mais Elaena n’abandonnerait pas : le vieillard qui l’avait mise sur cette piste lui avait bien indiqué ce quartier. Peut-être l’abus de boisson a-t-il eu raison de ses souvenirs. Qu’importe : je chercherai jusqu’au lever du jour, s’il le faut. Après tout, il s’agissait là de l’unique indice qu’il lui restait, l’unique espoir de poursuivre ses recherches. J’ai déjà pris tant de risques au cours de ces deux années d’enquête. Je ne peux pas m’arrêter maintenant.
Elaena redoubla de prudence : elle ne pouvait se permettre de se perdre dans ses pensées au cœur d’un tel lieu. Ici, chaque croisement, chaque recoin, chaque porte pouvait dissimuler un nouveau danger.
Surprise par quelques bandits qui occupaient un autre boyau, elle changea subitement de direction pour débouler dans une allée soudain bien moins inquiétante. Ai-je quitté les bas quartiers ? Les nombreux ivrognes qui jonchaient le sol, davantage morts que vifs, suffirent à la convaincre du contraire. Toutefois, trop de torches illuminaient le lieu et tenter de s’y camoufler aurait davantage attiré l’attention ; aussi Elaena tenta-t-elle de paraitre aussi neutre que possible alors qu’elle s’y avançait, dissimulant bien maladroitement la terrible nervosité qui la rongeait pourtant.
Soudain tirée de sa vigilance, Elaena s’immobilisa face à l’étrange devanture d’un bar. Un bar, je l’espère. Après tout, personne n’ouvre son épicerie à cette heure de la nuit. Elle s’avança lentement en direction du bâtiment. Évidemment : il s’agit bien d’un bar. Sinistre, qui plus est.
Une première victoire, qui ne pouvait toutefois marquer le moindre accomplissement. Ce n’est qu’ici que débute ma véritable mission, ainsi que ses réels dangers. En effet, même vêtue d’une large veste qui effaçait ses formes et d’une capuche dissimulant sa chevelure sombre, il n’était pas particulièrement corsé de deviner qu’elle n’était pas l’un de ces brigands habitué des lieux. Une silhouette si frêle attirait inévitablement l’attention dans ce genre de bars, qui devait figurer parmi les plus indésirables. Je me dois de rester prudente et, par-dessus toute autre chose, de paraitre détendue.
Pourtant, elle ne désirait que s’enfuir à toutes jambes.
Enserrant le cristal qui ornait son collier afin de se donner du courage, Elaena pénétra dans la pièce dissimulée aux yeux de la rue par une épaisse porte délabrée. Une dizaine de regards, tantôt surpris, tantôt éméchés ou parfaitement ivres, l’accueillirent sans bruit. Peu étonnée de pareilles réactions, elle se contenta de marcher calmement en direction de l’homme, sans doute quatre fois plus large qu’elle au niveau des épaules ainsi que deux fois plus haut, qui se tenait droit et impassible derrière le comptoir. Par une allure déterminée qui ne lui semblait pas lui appartenir, elle se posta face à lui et posa lourdement un petit écusson coloré sur le bois gluant du bar, sans doute couvert de résidus de bière ainsi que d’autres substances peu tolérées par la garde.
— Vous avez déjà vu ça, quelque part ? lança-t-elle sans même saluer le colosse.
Elle était assez satisfaite de la réplique qu’elle avait cousue elle-même à l’aide de fil et d’aiguilles empruntées clandestinement à l’Académie, et d’ailleurs jamais rendus. Le résultat en valait la chandelle : je suis parvenue à reproduire quasiment à l’identique l’écusson de cet assassin, si du moins ma mémoire ne me fait défaut.
Elaena l’ôta rapidement de la portée des mains immenses de l’homme, qui tentait alors de s’en emparer. Je ne peux me permettre de trop le faire circuler, sans quoi ces monstres pourraient prendre les devants et me trouver avant que moi, je ne les trouve.
— Vous l’avez vu, oui ou non ? insista-t-elle.
Un grognement peu harmonieux accompagné d’un coup d’œil en direction des poches de son manteau fut l’unique réponse qu’il accepta de lui donner. Elaena jura entre ses dents en jetant devant l’homme quelques pièces de monnaie, desquels il s’empara sans attendre.
— Nan, jamais vu, fit-il en un souffle et sans afficher la moindre émotion.
Face à lui, Elaena tentait de rester calme et concentrée, mais le regard qu’elle lui jeta était empli de tant de reproches et d’insolence qu’il parvint à lui décocher un discret sourire vaguement amusé, peut-être même un léger soufflement du nez.
La jeune fille quitta prestement le bar miteux et déboula dans la ruelle, agacée par cet escroc, sans cette fois prêter quelque attention aux dangers qui pouvaient y rôder. Cet imbécile m’a fait perdre mon temps, en plus de mon argent. Encore une nuit perdue ! J’en ai si peu… Quel chien !
En colère, impatiente de rejoindre Nahel là où il lui avait donné rendez-vous, Elaena parcourut machinalement le chemin inverse à celui qu’elle avait emprunté quelques minutes plus tôt, tout en évitant boucles et détours inutiles à l’aide des raccourcis qu’elle avait appris à connaitre.
Cependant, son empressement sembla avoir eu raison de sa vigilance : sans qu’elle ne se l’explique, elle ne parvint pas à éviter le petit groupe d’hommes aux visages tapis dans l’ombre qui se tenaient désormais sur son chemin, visiblement peu décidés à la laisser le poursuivre. Avant qu’elle ne soit en mesure de faire volte-face, d’autres s’étaient positionnés dans son dos, rendant toute fuite impossible. L’un des hommes s’avança pour s’adresser à Elaena d’une voix aussi calme que menaçante.
— Eh bien, petit. Que fais-tu dehors à cette heure ? Tu devrais savoir qu’il n’est pas prudent de voyager seul dans ce quartier.
Alors qu’il parlait, Elaena tentait d’élaborer un plan de fuite. Impossible de m’en sortir par la ruse : ils ont pris toutes les issues, et ces murs sont trop raides pour être escaladés.
Tant pis : je passerai de force.
— Si tu nous cèdes ta bourse, on te laissera rentrer chez toi sans faire d’histoire, continuait l’homme au visage sombre.
Mensonge.
Elaena plongea sa main sous son manteau, en direction du bas de son dos, où était dissimulé un couteau léger et maniable. Dans son élan trop imprécis, son bras entraina un pan du manteau noir qui la camouflait, dévoilant l’espace d’un bref instant la forme d’une poitrine qui n’était pas celle d’un jeune garçon.
— Eh bien, fit le malfaiteur d’un air mauvais, que fait donc une gamine par ici ? Viens par là, petite, on va avoir besoin de toi !
Soudain le cercle que formaient les malfrats autour d’elle se mit à rétrécir. Je n’ai pas mille solutions : je dois fuir, maintenant.
Elaena repositionna ses doigts autour du manche de son poignard afin qu’ils y adhèrent au mieux. Elle prit appui sur sa jambe gauche afin de se tenir prête à bondir ; plissa les yeux pour davantage concentrer son champ de vision ; jeta un rapide regard tout autour d’elle afin de bien évaluer la situation dans laquelle elle se trouvait : alarmante.
D’un seul coup, sans laisser paraitre ses intentions, sans laisser le temps aux visages sombres de réagir, elle s’élança, bondissant telle une ombre portée en direction du minuscule interstice qui s’offrait à elle. Aussitôt, quatre mains plongèrent droit sur elle.
Elaena interrompit subitement son élan, laissant la lame de son poignard s’abattre au hasard là où elle se trouvait alors. Filant vers la droite, la petite ombre s’engouffra dans la plus large ouverture qu’elle était parvenue à créer, protégeant son flanc de sa lame déjà ensanglantée.
Abandonnant derrière elle des cris de douleur ou de stupéfaction, elle se fondit aisément dans les sombres ruelles de l’immense ville d’Azur.
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