Chapitre 4-4
Elaena se tenait à bonne distance de la troupe de gardes qui escortaient Nahel en direction du dortoir, disposés de sorte qu’il soit presque impossible d’apercevoir le garçon. Elle le savait pourtant sous bonne garde : à cet instant, personne, dans l’Académie toute entière, et peut-être dans toute la ville d’Azur, n’était mieux protégé que ne l’était Nahel. Il ne peut rien lui arriver. Elaena ressentait toutefois le devoir de rester auprès de lui, aussi près que cela lui était possible, aussi près que l’escorte le lui permettait.
Elle avait d’abord nié que Nahel ait pu se trouver en danger. Il est le garçon le plus gentil que j’aie jamais rencontré, s’était-elle alors dit. Il ne peut avoir aucun ennemi, c’est absurde ! Elle était persuadée que Kellor se trompait, une nouvelle fois.
Mais rapidement avait-elle reconsidéré ses opinions, aussi étrange un tel retournement de veste pouvait-il lui paraitre. Si ce n’est pas pour Nahel, pourquoi ces gens se seraient-ils introduits dans l’Académie en faisant tant de bruit ? Il faudrait être idiot pour espérer ainsi passer inaperçu et s’en prendre sans mal à l’un des novices ou à quelque document qui se trouverait ici. Il ne rimerait à rien de procéder ainsi. Elaena avait frissonné. Ils ont sans doute observé Nahel durant des jours afin de passer à l’action au bon moment, lorsqu’il était de sortie. Ils ont ensuite détourné l’attention en assassinant ces soldats afin de s’en prendre au fils du général Karon lorsque personne n’y prêtait plus attention.
Pourtant, alors qu’elle parcourait son raisonnement, le retournant dans tous les sens possibles, encore et encore, elle se rendit compte que quelque chose ne faisait pas sens.
Non, ça ne peut pas être ça ! C’est absurde : monter une telle opération, prendre autant de risques, alors qu’ils savaient que Nahel se trouvait seul dans les bas quartiers, sans la moindre protection ? Quelque chose cloche, assurément. Ce doit être autre chose, un piège sans doute. Je dois absolument le prévenir !
Elaena s’élança, inspirant intensément en vue de l’appeler de toute la force de ses poumons.
Mais sa course fut aussitôt interrompue. Aucun son ne fut plus capable d’accompagner son souffle désormais coupé. Elle sentait que plusieurs mains des plus robustes tentaient de retenir ses bras et ses jambes, tandis qu’une autre l’empêchait d’émettre la moindre parole, le moindre son, rien de plus que quelques gémissements inoffensifs et inaudibles.
Prise de court, elle ne sut comment réagir. Elle était acculée, incapable de se soustraire à la puissante étreinte qui l’enserrait de toute part. Privée de sa voix, elle ne pouvait compter sur l’aide de personne.
Une sensation désagréable contre son cou, comme une très fine lame qui s’y enfonce bien trop profondément. Une sensation qui ne lui était nullement inconnue. Vite, je dois…
Mais elle ne pouvait rien. Face à tant de brutalité, elle était bien trop faible, bien trop effrayée.
Dans l’instant qui suivit, son esprit sembla s’embrumer. Sa tête lui tourna. Ses forces lui échappèrent lentement.
Pourquoi fais-tu tout cela ?
Une voix tant familière qu’inconnue s’introduisit subrepticement dans son esprit voilé.
Pourquoi te bas-tu ?
Personne ne sait réellement…
Un suicide… absurde… !
Une seule vie… un cadeau des dieux…
Une malédiction…
Ce n’est pas une malédiction, Elaena.
Ce n’est pas une malédiction. La nature de ce pouvoir ne dépendra que de ce dont tu décides d’en faire.
Elle fut prise d’un sursaut, comme si une nouvelle vague d’énergie, certes encore faible, l’avait soudainement submergée. Ses sens se firent clairs, distincts, et la sensation désagréable d’un liquide douloureux s’écoulant lentement le long de sa veine jugulaire la saisit.
Je n’ai plus aucune échappatoire, se dit-elle en mobilisant les dernières forces de son esprit. Si ce n’est… Si, je le dois. C’est là ma dernière chance, tout ce sur quoi je peux compter.
L’homme qui retenait Elaena était désormais le moindre de ses problèmes : la peur, l’angoisse, l’hésitation étaient des ennemis bien plus redoutables. Mais qui, au contraire des hommes, n’avaient que faire de la robustesse physique de leurs ennemis. Elles ne pouvaient être vaincues que par le courage, la détermination, l’action. Et il n’est plus question de m’y soustraire.
Saisissant l’intégralité de son courage, tâchant en vain de laisser l’effroi qui l’envahissait de plus en plus, Elaena se concentra. Il s’agit de rester mesurée. Elle visualisa, comme dans un songe, une source d’énergie, aussi immense que dissipée et incontrôlable, voguant au travers de ses membres. En prendre le contrôle lui paraissait irréalisable, même au prix d’incommensurables efforts ; pourtant elle usa d’une force mentale qu’elle ne pensait pas accessible, isolant une part instable de cette énergie. Une telle manipulation ne se révéla finalement pas particulièrement ardue, bien moins toutefois que ce à quoi elle s’était attendue. Rapidement, elle parvint à mener le flux chaud et dissipé jusqu’à l’extrémité de ses membres. Plus rapidement encore, elle parvint à le libérer. Brutalement. Violemment. Bien plus qu’elle ne l’avait souhaité. Une onde de choc balaya ses assaillants, ainsi que les gardes qui escortaient Nahel, jusqu’à Nahel lui-même, provoquant un impressionnant nuage de poussière qui obscurcit sa vision durant plusieurs secondes.
Plus personne ne la retenait. Elle ôta d’un geste ferme l’aiguille qui était restée enfoncée dans sa gorge et constata avec un certain soulagement qu’une part majeure de son contenu se trouvait encore dans le petit conduit de verre. Elle le fit éclater contre le sol.
J’ai réussi ?
Elaena pouvait encore ressentir l’énergie particulièrement instable qui parcourait tous ses membres. Ses gants déchirés laissaient voir quelques résidus frénétiques s’agiter tout autour de ses doigts et remonter le long de ses bras.
De nombreuses voix la tirèrent aussitôt de ses réflexions, et l’énergie qui parcourait ses membres s’effaça de son esprit.
Elle blêmit. M’a-t-on vue ?
Le nuage de poussière qui s’effondrait lentement autour d’elle ne révéla cependant qu’une intense confusion : quelques gardes s’interrogeaient sur ce qui venait de se produire, alors que d’autres, la majorité d’entre eux, affrontaient les quelques intrus qui n’étaient pas déjà vaincus.
Au centre de ce chaos, Elaena ne savait comment réagir. Elle observait les événements qu’elle avait déclenchés d’un air hagard.
Que faire, à présent ? Dois-je fuir, une nouvelle fois ?
— Elaena ! Elaena, où es-tu ?
La voix de Nahel la tira de sa panique. Le novice accourait vers elle, épée au poing, devancé aussitôt par l’un des assaillants qui avaient échappé à la foudre. L’homme jeta sa taille imposante dans la direction d’Elaena ; mais son agilité et sa vitesse, rendues possibles par sa taille bien plus fine que celle de son adversaire, lui permirent de se soustraire à cette attaque. Son esprit encore déstabilisé par cette rapide succession d’événements, elle ne put se saisir de la lame enfouie sous sa ceinture avant qu’un coup puissant la projette contre le sol. Affaiblie, incapable de riposter, elle ne put que distinguer la silhouette de Nahel, précédée par celle de son épée, surgir entre elle et le colosse. Les lames s’entrechoquèrent en un concert désorganisé de métal et d’étincelles qu’Elaena ne put comprendre. La cacophonie irritante prit fin comme elle avait commencé, lorsque le grand homme s’effondra en un râle affreux, et que Nahel tomba aux côtés de son amie, grimaçant de douleur. Derrière lui se dévoila un visage familier, retirant d’un geste son épée du corps de l’adversaire.
— Filez, lança le professeur Grimsen en un discret soupir. Surtout toi, Elaena. Ne reste pas ici.
Toujours plus désorientée, Elaena aida Nahel à se relever et quitta la cour de l’Académie, souillée par le sang et les corps carbonisés des intrus. Derrière elle, le professeur Grimsen vociférait des ordres aux soldats qui accouraient de toute part. Aucun toutefois ne leur accordait la moindre attention.
Ils disparurent dans la pénombre.
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