Chapitre 4-5

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Que vient-il de se passer ?

Une quantité invraisemblable d’informations se bousculait dans l’esprit d’Elaena ; tant d’informations qu’elle ne savait laquelle aurait pu mériter une considération plus urgente.

Aussi décida-t-elle de remettre ses réflexions à plus tard. Dans l’immédiat, il y a bien plus important. L’infirmerie avait été désertée par les soigneurs, sans doute largement occupés par ce qui était désormais un champ de bataille. Elaena s’était emparée du matériel qui lui avait semblé utile et, après avoir attendu que le dortoir soit vidé des innombrables soldats qui l’avaient envahi, elle avait emmené Nahel jusqu’à sa chambre afin de soigner ses blessures. Le garçon avait tenté de tenir ferme face à elle, mais les traits de son visage se tordant au moindre mouvement trop brusque n’avaient pu lui échapper.

Il ne l’a pas raté, ce salaud. Si seulement la foudre ne m’avait pas tant affaiblie, je le lui aurais bien rendu !

— Assieds-toi, dit-elle en dégageant son lit de novice de ses couvertures. Doucement, voyons !

— Ça va, je t’assure. Ce n’est presque rien.

Mais Elaena n’était pas dupe. Elle détacha le manteau de son ami pour découvrir que son vêtement était imbibé d’une tache rougeâtre, un cercle morbide s’étirant irrémédiablement vers le bas.

— Tais-toi donc et aide-moi à dégager la plaie. Lève tes bras.

Nahel n’en fut pas capable, tant le moindre mouvement le tiraillait de toute part. Le pauvre souffre terriblement. Il est urgent de le soigner, sans quoi cela pourrait empirer.

— Ne bouge pas, lança-t-elle en empoignant deux pans de son vêtement, les écartant si violemment qu’ils cédèrent en un vif craquement, accompagné d’un plus discret gémissement.

Elaena, tenant une moitié du vêtement dans chacune de ses mains, demeura immobile un instant, à la fois saisie et étonnée par ce qu’elle venait de découvrir.

Jamais rien ni personne ne lui avait procuré pareille sensation. Durant un instant, elle se pâma face au buste du garçon, taillé par l’entraînement et l’exercice, incapable d’expliquer ou de comprendre cet intense désir, cette attraction parfaitement irrationnelle et illogique, qu’elle ressentait à son égard. Pourquoi me fait-il pareil effet ? Ce n’est pourtant pas la première fois que je vois le torse d’un homme, ni même celui de Nahel lui-même. Dans le cadre de certains exercices proposés aux novices, il leur était demandé de n’être plus vêtus que d’un short ou d’un pantalon. Si Elaena se trouvait dispensée de cette consigne particulière — tout du moins ne s’y était-elle jamais pliée —, cela n’avait jamais été le cas de Nahel, de même que de tous les autres novices. Pourquoi est-ce cette fois si différent ?

Cette fois, le torse du garçon était abimé d’une plaie impressionnante, souillé par une abondante quantité de sang. Elaena tenta de se ressaisir, passant outre sa surprise et son sentiment.

Je ne peux pas m’éprendre de lui, ni de personne. Jamais je ne le pourrai. D’autres problèmes sont bien plus importants que ceux-là.

Clignant des yeux, secouant imperceptiblement la tête, Elaena concentra son attention sur la plaie qui déversait toujours plus de sang le long du flanc de Nahel.

— Alors, docteure ? Comment ça se présente ? s’enquit-il d’un air amusé, sans doute impatient de détendre une atmosphère bien étrange.

— C’est juste une égratignure, tu t’en remettras. Je vais rapidement remettre tout ça en place, ne fais pas attention, répondit Elaena sur un ton relativement plus sérieux.

Nahel lui sourit.

— Tu as déjà recousu une telle plaie ?

Il a pleinement conscience de la gravité de sa blessure. Ainsi que de ma parfaite incompétence.

— J’ai déjà vu quelqu’un le faire, répondit-elle après une hésitation. J’apprends vite.

— Je te fais confiance.

Pourtant, Elaena n’était sans aucun doute pas la plus à même de mener ce genre de pratiques. Elle avait grande peine à lui dissimuler ses grimaces, ses détournements de regard, sa difficulté à conserver intacte sa concentration face à pareille entaille. Plusieurs fois, elle eut à interrompre le parcours de l’étoffe à l’aide de laquelle elle nettoyait la plaie, ainsi que celui de l’aiguille qu’elle dirigeait le long de la blessure sanguinolente.

— Qui étaient ces gens, à ton avis ? demanda Nahel, comme pour l’aider à se détourner de son écœurement. Pourquoi s’en sont-ils pris à toi ?

— Je n’en suis pas certaine, répondit Elaena sans quitter l’aiguille des yeux. Ils devaient être avec ceux qui se sont introduits à Lanelle. Ou du moins devaient-ils les connaître, poursuivre leur œuvre, je ne sais pas. Ceux-ci semblaient bien plus entraînés. Mais c’est l’unique explication qui me vient.

— Dans ce cas, rétorqua Nahel, pourquoi revenir après tant de temps ? Pourquoi avoir attendu plus de trois ans ?

— Peut-être ignoraient-ils où je me trouvais depuis lors. J’ai quitté le village dans le secret, sans savoir moi-même où je me rendais.

— Ils t’auraient donc cherchée durant tout ce temps ? Pourquoi se donner tant de mal ? En quoi es-tu si importante ?

Cette fois, Elaena baissa les yeux, détachant son attention de l’aiguille enfoncée dans la peau abimée. Sa voix se fit faible, mais toujours aussi déterminée.

— Je me pose cette question depuis la première fois qu’ils sont venus.

— Tu crois que ce serait…

— À cause de Trismos ? suggéra-t-elle en un chuchotement. C’est l’unique explication sensée.

Elle jura entre ses dents.

— Maudit soit-il !

En un geste doux et bienveillant, Nahel posa sa main contre la sienne.

— Nous trouverons des réponses, Elaena. Je te le promets.

— J’ai quasiment terminé, dit-elle en redressant un regard timide en direction de la plaie désormais presque refermée.

Elle acheva son œuvre en silence, plongée dans ses pensées. Des réponses, voici bien trop longtemps que j’en cherche. C’est sans fin ! Quand comprendrai-je enfin tout ceci ? Pourquoi le savoir m’est-il interdit ? Relâchant l’aiguille, elle s’assura que les fils étaient suffisamment solides pour demeurer en place. Cette attaque, si elle est l’œuvre de la même bande, est un nouvel indice. Peut-être ont-ils laissé quelque chose qui me serait utile. Peut-être même l’un d’eux est-il encore en vie. Elle recouvrit l’abdomen de Nahel d’un bandage blanc. Mais comment alors l’arracher hors des mains de la garde ?

— Dis-moi, Elaena, s’enquit Nahel, interrompant le fil de ses réflexions. Qu’était ce bruit qui m’a alerté, tout à l’heure ? Il y eut comme une explosion, un éclat.

— C’était… la foudre. Elle m’a sauvé la mise, cette fois.

C’est vrai. Elle m’a sauvée.

— Alors, tu es parvenue à la maîtriser ?

À présent que Nahel le lui faisait remarquer, Elaena se rendit pleinement compte de ce qu’elle était parvenue à effectuer.

— Ce n’était pas vraiment facile. J’ignore si je pourrai le refaire. Ça demande tant d’énergie !

— Mais tu y es parvenue ! s’écria Nahel dans un enthousiasme éclatant. C’est merveilleux, Elaena ! Il est donc bien possible de contrôler ce pouvoir, tu peux en faire usage comme bon te semble !

Mais Elaena ne parvenait pas à partager l’exaltation de son ami : peut-être n’était-ce qu’un coup de chance. Nahel dut percevoir son embarras, car il tenta de l’en dégager.

— Il est intéressant de poursuivre sur cette voie, tu ne crois pas ? Si tu y es parvenue une fois, même si tu ignores comment, il doit être possible de le refaire. Je veux dire, d’apprendre à maîtriser ce pouvoir. Il suffit de t’entraîner afin de comprendre ce qui s’est produit, aujourd’hui.

Elaena demeura perplexe. Jamais elle n’avait considéré la foudre comme un problème qui pouvait être réglé. Depuis qu’elle s’était manifestée, elle ne lui était apparue que comme une malédiction qu’elle devait subir, sans le moindre espoir d’un jour reprendre le contrôle de son propre corps. Pourtant, les paroles de Nahel ne lui semblaient pas insensées : s’il est effectivement possible de maîtriser la foudre, alors je pourrai vivre sans crainte qu’elle se manifeste à nouveau et peut-être, peut-être même la soumettre à ma volonté, l’utiliser dans mon combat.

Mais tant d’années de capitulation avaient sans doute eu raison de tous ses espoirs. Cela demandera un travail infini. J’ignore si je serai un jour capable de parvenir à cet idéal. Pourtant, elle ne put se résoudre à abandonner cette folle idée.

— J’espère que tu as raison, dit-elle tout bas. Mais dans l’immédiat, nous avons d’autres problèmes à régler. Grimsen nous a vus. Je pense qu’il sait pour tout ça. Il doit avoir compris.

— Sans doute, répondit Nahel. Mais il nous a laissés partir.

Elaena acquiesça d’un signe de tête.

— Toujours est-il que nous devrons nous montrer bien plus prudents, reprit-elle. Si ces hommes en avaient après moi, alors ils reviendront, et sans doute mieux préparés encore.

— N’oublions pas, rétorqua Nahel, que tout cela n’est que suppositions. Nous ne sommes encore sûrs de rien. (Il bâilla.) Mais dans un premier temps, nous avons besoin de repos. Nos idées seront plus claires lorsque nous aurons dormi. Même si peu.

En effet, le jour ne tardera pas à se lever. Elaena savait qu’elle ne dormirait pas d’ici-là. Elle aida Nahel à enfiler son manteau et lui fit promettre de prendre soin de ses bandages d’ici à ce qu’elle les remplace par de nouveaux. Il marcha jusqu’au pas de sa porte et lui fit face durant un bref instant, ou peut-être bien plus long.

— Bonne nuit, Nahel, dit-elle enfin.

— Bonne nuit, Elaena.

Nahel s’engagea dans le couloir en claudiquant légèrement. Elaena l’observa jusqu’à ce qu’il ne soit plus visible, ou peut-être davantage. Durant un instant, toutes ses angoisses s’évaporèrent. Elle était à la fois reconnaissante pour les quelques instants qu’elle avait pu partager avec Nahel, et honteuse de ne pas avoir tenté de les pousser plus loin.

De tels sentiments étaient bien trop complexes, pourtant elle ne parvenait pas à s’en défaire. Comment est-il possible que tout ceci m’ébranle à ce point ? Je devrais vraiment m’en défaire… vraiment ?

Elle n’en était pas même certaine, bien moins encore que de tout le reste.

Elle glissa de ses chaussures sales, leva les bras en un étirement libérateur, puis ouvrit grand les battants de sa petite garde-robe pour y attraper son vêtement de nuit.

Mais ce n’est pas ce qu’elle y trouva.

Aussitôt elle se figea, comme instantanément piégée dans la glace la plus épaisse.

Là, au sommet de la pile de vêtements maladroitement entassés sur une planche de bois jauni, gisait un poignard.

Plantée dans le tissu jusqu’à la moitié de sa lame.

Sur la garde, un écusson coloré.

Ses mains tremblèrent.

Puis son corps tout entier.

Sur son front perlèrent d’épaisses gouttes de sueur.

Un écusson coloré.

Sept fines tours, toutes identiques, dont chacune possédait une couleur propre.

Entre elles, un losange parfaitement blanc.

C’était eux.

C’était bien eux.

C’est après moi qu’ils en ont.

Ils m’ont retrouvée.

Je dois partir.

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