Chapitre 5-2
L’instant qui avait suivi, Nahel et Elaena filaient le long de couloirs vides dans un silence absolu. Quelques minutes, pas davantage, leur avaient suffi pour rejoindre le pont qui enjambait dignement le lac aux remous éternels. Hélas, l’agitation de la soirée ne s’était pas encore dissipée ; une foule de soldats et de professeurs, ainsi que le directeur Kellor en personne, empêchaient inévitablement toute tentative de traversée inaperçue.
Mais là n’était pas ce qui aurait pu pousser Elaena à renoncer. Rien ne le pourrait, quand on n’a plus à perdre.
Déjà elle s’était mise en quête d’une autre solution. Dissimulée derrière l’ombre d’un angle de pierre, elle avait observé le terrain qui s’étendait devant elle, et au-delà. Sans un mot, son regard avait plongé nerveusement de la gauche vers la droite, de la droite vers le centre, et du centre vers l’horizon, rapidement surmonté par un tressaillement davantage perceptible à chaque seconde.
L’Académie a été sacrément bien conçue. Rien ne leur aurait permis de s’en enfuir sans être vus, elle le sait.
Elaena avait semblé s’agiter davantage, et davantage encore. Comme si elle prenait conscience que sa fuite n’allait pas être aussi évidente qu’elle aurait pu l’espérer, son visage s’était crispé imperceptiblement et ses mains avaient tremblé à la manière d’un petit corps pris de frissons.
Puis elle s’était figée, d’un seul coup, brutalement. Derrière eux avait résonné une voix, forte et discrète, dure et bienveillante à la fois. Une voix que Nahel et Elaena connaissaient très bien.
— Vous ne passerez jamais par là-bas, avait chuchoté le professeur Grimsen.
Ils s’étaient retournés d’un mouvement lent et raide, prêts à faire face à un rude interrogatoire, à imaginer une série de mensonges sans doute peu convaincants quant à leur présence dans la cour de l’Académie, à deux pas du pont désormais le plus gardé de la ville d’Azur, alors même que tous les novices avaient été confinés dans leurs quartiers.
Elaena, pourtant, aurait résisté. Nahel le savait, il l’avait lu sur son visage toujours plus tendu à chaque instant. Elaena aurait assommé le professeur, elle aurait dissimulé son corps afin de couvrir ses traces, elle l’aurait écarté de son chemin d’un geste aussi assuré que tous ceux qui l’animaient depuis qu’elle avait entrepris de quitter l’Académie. Elle l’aurait fait, si le professeur Grimsen avait tenté de l’arrêter.
Mais il n’en avait rien fait.
— L’Académie tout entière est surveillée. Vous ne passerez pas par la surface, avait-il repris.
Nahel ignorait si le professeur était digne de confiance. Dans une telle situation, toutefois, il n’a aucune raison de faire semblant. S’il avait voulu nous dénoncer, il l’aurait déjà fait, s’était-il dit.
— Nous le savons, avait-il répondu en un filet de voix.
— Je connais un autre passage, avait dit Grimsen, un passage sous-terrain. Très peu savent où il se trouve. Il n’est pas gardé.
Elaena n’avait rien dit. Elle ne lui fait pas confiance. Mais Nahel avait été prêt à lui accorder le bénéfice du doute. S’il nous mène en bateau, nous le saurons très bientôt, et nous pourrons réagir.
Sans un mot, le professeur Grimsen les avait invités à le suivre, et Nahel avait lancé un regard méfiant dans la direction d’Elaena, qui lui avait répondu en silence. Elle sait quoi faire, et moi aussi.
Grimsen les avait conduits jusqu’à une petite porte de bois dissimulée en dessous d’un escalier. Chacun des novices s’était persuadé qu’il ne s’agissait que d’un placard quelconque, seulement utilisé à des fins de rangement inintéressant. Pourtant, sous une lourde étagère croulant sous de nombreux objets dont Nahel, à cause de l’obscurité, n’avait pu déterminer l’utilité, se trouvait une petite trappe, que le maitre d’armes ouvrit dans un fracas de poussière et de toiles abandonnées.
— Marchez tout droit, avait-il indiqué d’une voix toujours silencieuse. Ne vous arrêtez pas, marchez jusqu’à l’autre bout.
Elaena n’avait pas avancé.
— Quittez ensuite la ville. Rendez-vous jusqu’à la Forteresse d’Argent, allez voir le roi Laciel. Il vous aidera, si vous lui parlez de tout. D’absolument tout.
Elaena avait froncé les sourcils, serré les poings, prête à s’en prendre au premier visage menaçant qu’elle aurait pu apercevoir. Mais Nahel l’avait menée en direction de la trappe.
— Allons-y, avait-il soufflé dans le creux de son oreille.
Et Elaena s’était engouffrée dans l’obscurité. Nahel s’y était jeté aussitôt après elle, glissant dans la direction de son professeur un regard reconnaissant ; lisant dans le sien inquiétude, confiance, mise en garde, guide-la, prends soin d’elle.
Dévoré par une obscurité parfaite, Nahel avait entendu la trappe se refermer, la lourde étagère reprendre sa place, la clef verrouiller la petite porte de bois.
Puis il s’était élancé dans les ténèbres.
Nahel et Elaena avaient progressé à travers une totale obscurité durant de longues minutes, mesurant chacun de leurs pas, chassant les toiles poussiéreuses qui envahissaient leurs visages. Sans prononcer le moindre mot, ils avaient avancé lentement, leurs mains sans cesse entrelacées, au rythme de leur respiration saccadée. Il leur avait semblé que ce tunnel, qui devait les conduire jusqu’à l’extérieur de l’Académie, ou peut-être de la ville, s’était mué en une nuit sans fin, en un espace parfaitement vide, creux, sans vie. Une étendue infinie d’air froid, sec, percé seulement par les toiles et la poussière. Une étendue infinie, et pourtant si étroite qu’ils n’auraient pu dévier de la trajectoire qu’elle leur imposait continuellement.
Ceci, jusqu’à ce que la main d’Elaena, inlassablement tendue vers l’avant depuis de longues minutes, rencontre face à elle une surface bien plus rigide que les innombrables étrangetés invisibles que ses doigts sales avaient percé jusqu’alors.
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