Chapitre 5-3

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Ainsi sommes-nous parvenus jusqu’à l’extrémité de ce tunnel. Nous n’avons pas pu déterminer combien de temps nous avons marché, pas même de manière bien relative, car nous étions alors concentrés sur d’autres choses plus importantes.

À commencer par notre fuite.

Nous ignorions combien de ces hommes s’étaient introduits dans l’Académie, ou si certains d’entre eux avaient pu échapper à la garde. Nous espérions toutefois que le professeur Grimsen, quelles que soient ses raisons, avait continué de couvrir nos arrières, nous offrant peut-être quelques heures. Car une fois les assaillants neutralisés et le calme retombé sur l’Académie, le directeur Kellor partit sans aucun doute à notre recherche.

Après donc avoir quitté le tunnel, qui nous vit émerger en dehors de l’enceinte de la capitale, au cœur d’une cahute laissée à l’abandon, Elaena et moi-même avons marché, sans trop parler, le long d’une route peu fréquentée, durant trois jours ; délaissant peu à peu fermes et champs pour nous enfoncer dans une végétation plus dense. Nous avançons lentement et faisons de nombreuses haltes.

J’ignore où elle désire se rendre, mais je doute que la forteresse du roi Laciel soit ce qu’elle convoite.



— Qu’est-ce que tu écris ?

Nahel referma aussitôt le petit carnet qu’il tenait posé sur ses genoux et se tourna vers Elaena.

— Rien d’important, répondit-il en glissant le journal dans son sac à dos. Tu as bien dormi ?

— Pas vraiment.

Comment le pourrais-je ? Cela faisait trois nuits qu’Elaena ne parvenait pas à trouver un sommeil réparateur. Le soir de l’attaque, bien entendu, ni elle ni Nahel n’avaient pu se reposer une seule minute : leur escapade nocturne dans les rues d’Azur, suivie de leur affrontement et de leur fuite de l’Académie, ne leur avait laissé aucun répit. Puis, dans le cours des deux nuits qui avaient suivi, ils avaient été contraints de ne dormir que quelques heures, à tour de rôle, alors que celui qui restait éveillé guettait le moindre danger.

Quelques heures de répit qui n’étaient, pour Elaena, que très peu réparatrices.

Dès lors que ses sens se taisaient, son esprit se trouvait assujetti à un flot ininterrompu de pensées, d’angoisses, de regrets et de peurs. Que vas-tu faire, à présent que tu n’as nulle part où aller ? Comment vas-tu survivre, à présent que tu n’as plus rien ? Que va-t-il advenir de Nahel, à présent qu’il voyage aux côtés de la foudre ? Tant de questions la tenaillaient, la harcelaient. Tant, qu’Elaena ne pouvait trouver le sommeil et ne s’endormait que lorsque l’épuisement l’y contraignait — pour alors plonger dans un repos agité, fébrile, difficile à distinguer d’un éveil exaspérant.

— J’ai trouvé des baies, par là-bas, dit Nahel en lui tendant quelques petits fruits rouges. Je pense qu’elles sont comestibles.

— Je n’ai pas faim.

Nahel n’insista pas — sans doute avait-il compris que c’était inutile.

— Tu devras bien manger, rétorqua-t-il tout de même. Sinon, tu mourras de faim avant que nous parvenions à la Forteresse d’Argent.

— Je ne vais pas voir le roi !

Sa voix avait été si forte, si rude, que Nahel s’était figé, la bouche dégoulinant du jus vif des baies. Autour d’eux s’installa un silence oppressant, si profond que le garçon n’eut pas l’audace de l’affronter. Elaena expirait bruyamment, elle tenait ses poings serrés, ses yeux crispés.

Rien ne sert de m’emporter, se dit-elle. Nahel est naïf, voilà tout.

— Grimsen, reprit-elle faiblement, n’est pas digne de confiance. Ce roi l’est encore moins. Nous ne pouvons pas frapper gentiment à sa porte et espérer qu’il nous protège. Le mieux qu’il puisse faire, c’est nous rire au nez. Le pire, s’il découvre ce que je suis, c’est nous condamner tous les deux au bûcher.

Malgré toute la force de sa détermination, Elaena ne parvenait pas à conserver le calme et la retenue qu’elle aurait aimé voir accompagner ses paroles.

— Personne n’est digne de confiance. Personne ne peut nous protéger contre eux, et contre moi. Je ne peux pas prendre un tel risque.

— Alors quoi ? répliqua vivement le garçon.

Oui, quoi ?

— Tu vas rester seule, vivre en ermite jusqu’à la fin de tes jours ?

N’est-ce pas ainsi que je vis depuis toujours ?

— Tu vas renoncer à ton existence, à ta liberté, uniquement pour ne pas affronter tes ennemis ? Uniquement pour rester en vie ?

Un suicide, et quoi de plus absurde.

— Tu es trop pessimiste, Elaena.

Cette fois, elle ne fut plus en mesure de ne se répondre qu’à elle-même. Ses pensées jaillirent subitement, se matérialisant dans un discours bien trop virulent, bien trop agressif.

— Toi, tu es trop optimiste ! s’écria-t-elle.

Simplement son regard est-il mieux placé.

— Comment peux-tu le rester, comment peux-tu ainsi sourire, alors que nous n’avons plus rien ?

Au moins vivons-nous.

— Alors que nous ne sommes plus que des fugitifs ? Traqués, fuyant la mort pour seulement la retrouver plus loin !

Ainsi que je le fais, depuis si longtemps.

— Ainsi que je le fais, depuis toujours. Alors que toi, Nahel, tu dois être si heureux d’enfin quitter ton riche manoir, d’enfin voir du pays, d’enfin partir à l’aventure. Tu ne peux pas comprendre ce que je vis, ce que je ressens, toi que la vie a tant couvert de plaisirs et de richesses.

Plaisirs et richesses qu’il a laissés derrière.

— J’ai tout perdu, Nahel. Je n’ai plus de famille, plus de maison, plus de chambre à l’Académie. Je n’ai plus de vie, plus rien, plus rien que la foudre qui refuse de me laisser.

Je l’ai, lui.

— Toi.

La voix d’Elaena faiblit, tant que Nahel ne parvenait pas à l’entendre. Son regard se tourna vers le sol, tant que Nahel semblait ne plus se tenir face à elle. Tant qu’Elaena se trouva seule, face à elle-même.

— J’ai tout perdu.

Mais j’ai tant retrouvé.

— Je n’ai plus de famille.

Mais quelqu’un à qui parler.

— Plus de maison.

Mais d’infinies possibilités.

— Plus de chambre.

Mais une destination.

— Une destination ?

Le triomphe.

— Oui.

Je dois vaincre.

Le regard d’Elaena se dressa à nouveau jusqu’à rejoindre celui de Nahel, qui semblait avoir été là, immobile, durant un temps désincarné. Elaena ne put lire dans son visage qu’étonnement, incompréhension. Tristesse. Mais pas la moindre colère, pas la moindre amertume.

— Pardonne-moi, murmura-t-elle doucement.

Et elle disparut à travers la végétation.

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