Chapitre 5-4

5 minutes de lecture

Elaena marchait seule. Elle progressait passivement, se laissant porter par le rythme lent de ses pas qui la guidaient au hasard au cœur d’une végétation invisible. Tout autour d’elle, seule une foule de pensées incohérentes lui semblait exister, une foule de pensées vides de sens et de passion.

Une foule de pensées qui s’écarta, laissant la place à l’une d’entre elles, celle qui s’imposait naturellement, sans violence aucune. Une pensée calme, paisible. Un souvenir qui se matérialisa en une série d’images de et sons, de sensations et de sentiments, vides de tout impact, n’exacerbant pas la moindre émotion.

Un souvenir dont la toile de fond semblait être une copie imparfaite de celle dans laquelle elle se trouvait alors.

Un groupe d’hommes avait fait halte non loin d’un chemin, à l’abri de quelques arbres suffisamment hauts pour qu’ils puissent sans mal se tenir dessous. Un groupe de soldats, manifestement, d’humeur bien joyeuse. Bien trop joyeuse, pour un groupe de soldats revenant du front, faisant route en direction de la capitale, pour une raison qu’eux seuls pouvaient connaitre. Bien trop joyeux, aidés sans aucun doute par la boisson qu’ils avaient emportée dans leurs besaces, on devine clandestinement, et qu’ils ingéraient sans trop de retenue. Un groupe jovial, enjoué, hilare peut-être, qui profitait ingénument du repos que leur offrait la dernière nuit de leur voyage.

— Demain, on s’ra à la capitale. Et j’vous dis, moi, c’est p’t’être mieux qu’on r’brousse chemin. Parce que vous savez qui c’est qu’habite à la capitale ? Non ? Haha ! J’vais vous l’dire !... C’est ma femme, et j’doute qu’elle s’ra contente d’me r’voir !

Les autres éclatèrent d’un rire sincère.

— Oh, elle le s’ra, renchérit un autre, après que son amant aura foutu l’camp par la fenêtre !

Ils rirent tous de plus belle, même celui dont l’épouse venait d’être ainsi déshonorée. Tous, si ce n’est la petite fille qui se trouvait parmi eux. Une enfant dont les cheveux sombres étaient couverts de saleté, dont le visage innocent avait été nettoyé grossièrement, dont les mains et les jambes étaient blessées de toutes parts.

Assise aux côtés des étranges personnages qui avaient croisé sa route, ou dont elle avait croisé la leur, elle se tenait immobile, silencieuse, le regard plongé dans une étendue infinie de vide.

L’un des soldats jeta sa main contre son épaule en un geste peu maîtrisé, manquant de renverser le corps frêle. La main de la fillette heurta le sol terreux ; alors elle la frotta contre son vêtement, robe légère couverte de boue et de crasse, percée de plaies ensanglantées.

— Eh ben, ma p’tite, lança l’homme d’une voix bruyante, qu’est-ce tu racontes de beau ? On t’entend pas des masses ! T’as perdu ta langue ?

Elle ne dit rien.

— Elle a bien b’soin d’un p’tit r’montant, si tu veux mon avis.

— Si tu veux l’mien, vu comme elle est p’tite, toute frêle et tout, ce s’rait l’assommer ! Pendant des jours, j’te l’dis !

Ils ne cessaient de rire, affichant sur leurs visages balafrés une hilarité sans bornes.

— Qu’est-ce tu racontes, vieille branche ? T’as passé trop d’temps à t’mettre sur la gueule avec ces chiens de rouges, c’est ça ? Tu t’es pris un coup sur la tête ? Ha ! Ça peut pas faire d’mal, et puis j’suis sûr qu’elle est plus costaud qu’elle en a l’air, hein bout’chou ?

Un autre renchérit, alors que la boisson s’écoulait jusque dans sa barbe poussiéreuse.

— Et pis, elle en a bien b’soin, tu vois pas ? Regarde un peu la tronche qu’elle tire, depuis qu’on est tombé sur elle ! À croire qu’elle a vu les rouges fracasser la gueule d’son…

— Oh, oh ! Gaffe à c’que tu dis, on sait pas d’où elle vient, ou c’qu’elle a vu ! Tu t’souviens comment elle était quand on l’a trouvée ? Toute paumée, la gueule pleine de boue, couverte de sang et d’bleus ! Et t’as vu cette entaille qu’elle trimbale ? J’veux pas savoir c’qu’elle a vécu, moi, et j’suis sûr qu’elle aussi, elle voudrait pas s’en rappeler !

— T’as sûrement raison, mon vieux… Tiens, dit-il en tendant sa chope débordant de boisson à la petite fille, ça t’fera du bien, tu verras ! Tu m’remercieras !

— Ha ! Si elle tient encore sur ses pattes, oui ! Allez, cul sec !

Dès la première gorgée pourtant, la fillette toussa si fort qu’elle eut l’impression de s’étrangler et qu’elle reversa une bonne part de la boisson, couvrant les vieux vêtements qu’elle portait d’une odeur froide et trempée.

— V’là qu’elle se pisse dessus ! Ha ! À croire qu’elle a jamais bu une goutte !

— Tu m’étonnes, quand on voit l’résultat, ils d’vaient bien mettre tout c’qui mouille hors d’ses mains !

Et les soldats s’étaient à nouveau laissés aller à leurs déboires. Elaena, quant à elle, s’était contentée de boire tout le contenu de la chope, puis d’une autre, et d’une autre encore. Elle ignorait combien de temps s’était alors écoulé ; mais elle savait qu’à aucun moment, elle ne s’était sentie ivre. Bien au contraire, son corps comme son esprit s’étaient détendus, bercés par le flot chaud qui s’écoulait le long de sa gorge, jusque dans le creux vide de son estomac. Bercés, aussi, par les récits que les drôles de soldats lui contaient. Une folle quantité d’histoires, de faits héroïques et de gestes braves, sans aucun doute embellis au plus haut point, voire même inventés. Des histoires également terrifiantes, sanglantes, parsemées de batailles, de morts, de membres tranchés par les lames des épées. Des lames rouges, non seulement de sang, mais également de métal. Un métal que portaient aussi les armures des chiens de rouges, les soldats du terrible Galdus, qui déferlaient sur les terres alliées, et bientôt sans doute sur nos belles Terres de Saphir, réduisant en cendres tout ce qui se trouvât sur leur chemin. Des chiens de rouges, hommes-démons assoiffés de sang et de conquête, sans que personne ne puisse comprendre leurs motivations. Mort et destruction, voici tout ce qu’ils cherchent, disait l’un des soldats. Assurément, ils aspirent à nous détruire, disait un autre. Tu as bien peu de chance, renchérissait un troisième en glissant sur Elaena un regard affligé, d’être une enfant dans ce triste monde.

Des histoires terrifiantes qui, pourtant, guidèrent la petite Elaena jusqu’à un sommeil profond, bien que trop peu réparateur.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, malgré une nuit bien trop courte, elle ferait route avec les soldats jusqu’à la grande ville d’Azur, capitale des Terres de Saphir et siège de la célèbre Académie Militaire qui forme tous les soldats du royaume. Dès les premières lueurs de l’aube, une idée s’immisça jusque dans sa plus pleine conscience pour s’y forger une place tenace.

Une idée qui déciderait du reste de son existence.

Le mal arrive, s’était-elle dit. Qu’il soit rouge ou noir, il est déjà là.

Le mal doit être combattu.

Alors je combattrai.

Je me battrai, et je vaincrai le mal.

Je vaincrai, et ainsi je pourrai quitter ce monde.

Enfin, en paix.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Quentin-opnyx ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0