Chapitre 5-8
Ils marchaient depuis quatre jours. Elaena et Nahel parcouraient plaines et forêts, longeant un chemin peu fréquenté, mangeant ce qu’ils trouvaient et buvant l’eau des rivières, dormant à même le sol en gardant toujours un œil ouvert.
Quatre jours pleins d’angoisse et de fatigue, et pourtant Elaena ne ressentait qu’une profonde sérénité, une paix folle et irrationnelle. Incapable de savoir à quoi elle devait ce sentiment si étrange, elle se refusa cette fois à le repousser.
Et cela lui procurait une forme de bien-être qu’elle n’avait jamais connu auparavant
— Alors, poursuivit Nahel, l’enlevant à ses pensées, Agathe saisit l’épée d’entraînement et la brandit face à elle. Ses bras tremblaient si fort sous le poids de l’arme que l’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle la laisse retomber. Pourtant elle n’en fit rien, et me lança avec une assurance folle : « En garde, grand frère ! Je vais te battre, tu verras ! »
Elaena sourit en se figurant le déroulé de la scène. Nahel poursuivait son récit.
— Nos parents ne paraissaient guère ravis ; sans doute n’étaient-ils pas bien rassurés à l’idée que leur fille de six ans s’amuse avec une épée, quand bien même elle n’était qu’en bois. Pour moi, c’était différent, bien sûr : j’avais déjà onze ans, et cela faisait quelque temps que je pratiquais. Alors, je savais ce que je faisais. J’aurais pu la battre en un unique mouvement, mais j’avais décidé d’entrer dans son jeu et de lui offrir un réel combat duquel elle pourrait sortir vainqueure, si elle s’y appliquait vraiment. Nos parents devaient s’en douter, puisqu’ils ne nous ont pas vraiment interrompus. Ils laissèrent Agathe porter le premier coup, que j’esquivai lourdement avant de répondre avec une fente si lente qu’elle n’eut aucune peine à la contrer. Nous échangeâmes quelques attaques, et assez rapidement je m’écroulai au sol en poussant un râle parfaitement réaliste et entièrement convaincant !
Elaena éclata de rire lorsque Nahel émit un son absurde, à la croisée entre le cri d’un herbivore mourant et celui d’un ivrogne sur le point de remettre ses dernières chopes.
— Quoi ? s’enquit-il en partageant son hilarité. N’était-ce pas convaincant ?
— Pas le moins du monde, parvint-elle à articuler entre deux éclats de rire.
— Tu es dure. Agathe y a cru, j’en suis persuadé !
— Agathe, répliqua Elaena sans cesser de s’esclaffer, devait être bien plus perspicace que tu ne le crois.
— Tu sous-estimes mes talents de comédien, dit Nahel avec amusement. Toujours est-il que j’ai perdu ce duel et que ma défaite déclencha l’incroyable triomphe de mon adversaire. J’ai rarement vu ma petite sœur aussi heureuse que ce jour-là. Cela dit, je l’ai rarement vue malheureuse. Elle était un véritable rayon de soleil, même au cœur de la plus terrible des tempêtes.
À ces mots, Nahel demeura un instant silencieux, perdu dans la masse de ses souvenirs. Il n’entendit d’abord pas Elaena s’adresser à lui ; elle eut à s’y reprendre à deux fois pour obtenir son attention.
— Comment se porte-t-elle, aujourd’hui ?
— Oh, je l’ignore, en réalité. Je ne l’ai plus vue depuis que j’ai intégré l’Académie, c’est-à-dire depuis trois ans. Elle avait alors dix ans. J’imagine qu’elle se porte bien depuis, étant donné que ma mère n’a fait mention de rien dans les lettres qu’elle m’envoie parfois.
Nahel se tut. Sur son visage naquit lentement une expression nostalgique, presque mélancolique, et pourtant toujours paisible.
Elaena l’observa : il était évident qu’il regrettait de ne pas se trouver aux côtés de sa sœur, de ne pas la voir grandir, de ne pas être le grand frère qu’il voudrait être. Son héritage l’avait conduit jusque dans les rangs des novices de l’Académie, le tenant par là même éloigné de sa famille, de sa maison. Pourtant, jamais il n’avait semblé le regretter. Jamais il n’avait semblé désirer que sa vie soit autrement. Au contraire, toujours avait-il suivi sa route avec entrain, toujours avait-il apprécié chaque seconde de son parcours de novice.
Elaena avait toujours tant de mal à le concevoir, cela qui avait toujours eu l’air si naturel chez son ami. Alors qu’il repensait à sa petite sœur et aux années qu’il avait passées loin de sa compagnie, il semblait empli de nostalgie ; mais toujours aucun regret, aucun chagrin. Seulement de l’espoir, de l’impatience peut-être, à l’idée de la retrouver.
Alors Elaena se promit qu’ils la retrouveraient, lorsque tout serait terminé. Lorsqu’ils seraient enfin en paix. Elle se le promit à elle-même, en même temps qu’elle le lui promit, à lui.
— Nous la retrouverons, chuchota-t-elle comme malgré elle ; mais elle en pensait chaque mot.
Le regard de Nahel s’illumina à nouveau, recouvrant l’éclat qu’Elaena lui connaissait si bien. Il glissa ses yeux vers les siens et lui sourit si tendrement, si amoureusement peut-être, qu’Elaena crut qu’elle allait fondre. Le visage du garçon lui parut se changer en une source infinie de bonté, de plaisir, de calme. Et de désir. Ses yeux noisette pétillants de joie, son visage légèrement basané garni d’un fin duvet tendrement rugueux, ses courts cheveux ébouriffés dont la couleur claire reflétait l’éclat du soleil, même sa fine silhouette taillée par des années d’entraînement ; de tout cela émanait une chaleur qu’Elaena ne pouvait supporter, une passion dont elle ne pouvait souffrir.
Alors elle détourna le regard. L’observer de la sorte faisait naitre en elle une foule de sentiments dont elle ignorait tout, qu’elle ne comprenait pas ; mais dont elle savait qu’ils étaient dangereux. Les sentiments sont dangereux, se dit-elle. La lourde expérience qu’elle charriait à grande peine le lui avait appris. Je ne peux me permettre de trop m’éprendre pour qui que ce soit : cela serait prendre le risque de me détourner de mon objectif. De perdre de vue ce pour quoi je me bats. Une foule de souvenirs, enfouis depuis qu’elle s’était laissée aller à ses émotions auprès de Nahel, émergèrent à nouveau dans son esprit en un fracas douloureux. De souffrir.
Et cela, je ne peux plus me le permettre.
Alors Elaena décida qu’elle ne souffrirait plus.
Elle leva vers Nahel un regard neutre, froid, presque dur, pourtant nullement malveillant. Plus décidé qu’il ne l’avait jamais été.
— Ne perdons pas plus de temps, dit-elle. Nous ne pouvons pas nous permettre de ralentir.
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