Chapitre 6-3
Durant les trois heures qui avaient suivi, Elaena avait fondu dans un état de paisible passivité. Elle avait renoncé à lutter contre l’enthousiasme envahissant des dames qui avaient fait d’elle et de son hygiène leur mission la plus fondamentale.
Au début, lorsqu’elle espérait encore que cette mission serait remplie après un rapide et agréable bain, elle avait prêté l’oreille aux discussions animées et ininterrompues des quatre femmes, toutefois sans y prendre part elle-même ; ce qu’elle n’aurait de toute façon pas été en mesure de faire, tant leurs paroles pouvaient s’apparenter à un flot incessant et sans aucun doute infini. Elle avait ainsi pu apprendre que Margherite, Marjolaine, Violette et Patience — puisque tels étaient apparemment leurs noms — travaillent pour Sa Majesté Laciel ainsi que pour tous ceux qui le fréquentent depuis bien des années, et que chacun est toujours ravi de leurs fabuleux services ; qu’elles sont toutes sœurs, nées en même temps il y a tant d’années qu’Elaena ne peut assurément pas le concevoir ; qu’un jour, cependant, si elle prenait bien soin de sa santé, de son corps et de sa tête, elle pourrait, si la chance daignait lui sourire, connaitre le grand honneur, mais aussi l’immense supplice, que représente une vie aussi longue que le fut la leur ; qu’elles sont très heureuses d’enfin avoir pour cobaye ou volontaire ou cliente une si jeune et jolie fille, quand rares étaient les personnalités proches du roi qui ne sont déjà bien couvertes de rides ; qu’assurément Elaena quittera leur atelier plus belle et bienséante que jamais elle n’avait pu l’être, car telle est leur magie, tel est leur sortilège, qu’elles jettent sur tout qui le désire, ou non, car la beauté et la bienséance n’ont pas de frontière ; et ainsi de suite, sans cesse, elles racontaient, parlaient, brodaient, tant qu’Elaena finit par ne plus même les écouter.
Lorsqu’il lui parut évident que le cœur de la si fondamentale mission des quatre sœurs ne se limiterait en rien à un rapide et agréable bain, elle se laissa sombrer dans l’étendue de ses pensées, ne prêtant plus guère la moindre attention aux innombrables commérages qui fusaient tout autour d’elle.
Elle concentra son attention sur l’eau chaude qui l’enveloppait, puis sur les brosses râpeuses qui la débarrassaient de toutes ses impuretés. Lorsqu’elle fut tirée hors de l’étreinte humide, lorsque les serviettes douces la massèrent de haut en bas et de bas en haut pour la laisser enfin à la plus pure des nudités, son regard se plongea dans celui que reflétait l’immense miroir posé face à elle.
Un reflet qui ne lui sembla pas lui appartenir. Le reflet d’une jeune fille mince, dont les muscles renforçaient une silhouette qui devenait celle d’une femme. Une femme pourtant qu’elle n’avait jamais rencontrée, qu’elle n’était jamais devenue ; une étrangère qui avait pris sa place, la place de la petite Elaena craintive et chétive ; de cette petite fille aux bras si fins qu’ils n’avaient pas pu se battre, aux jambes si étroites qu’elles n’avaient pas pu fuir, aux yeux si plissés qu’ils n’avaient pas pu voir. Au cœur si faible qu’il n’avait pas pu supporter. Cette petite fille aujourd’hui disparue, dont cette femme avait pris la place. Une femme, jeune et athlétique, dont les bras, les jambes, les yeux et peut-être le cœur avaient grandi, s’étaient développés à la suite d’années d’entrainement, de pratique, de souffrance et de larmes qui les avaient laissés couverts de bleus et de cicatrices. Est-elle jolie, cette femme ? Cela, Elaena ne pouvait le dire : jamais auparavant elle ne s’était posé pareille question.
Alors elle l’observa. Elle étudia la forme de son visage, plutôt rond mais également symétrique et relativement bien proportionné, se dit-elle. Elle suivit de ses doigts la courbe de sa poitrine, effleurant lentement la peau légère de ses seins, il parait que cela plait aux garçons. Elle glissa doucement le long de la délicate courbe de son ventre jusqu’à son nombril, et jusqu’au bas de sa taille où elle désira s’attarder sans toutefois s’y risquer, quelle sensation étrange. Elle observa enfin le fil de ses cuisses, de ses genoux et de ses mollets, de plus en plus fins à mesure que ses pieds se rapprochent, mais toujours suffisamment larges.
Cette femme doit être jolie, je suppose.
Cette femme, jeune et athlétique, celle qui se tenait face à elle dans l’immense miroir, celle qui avait pris la place de la petite Elaena craintive et chétive, était désormais celle avec laquelle Elaena devrait vivre. Désormais, elle n’était plus la petite Elaena craintive et chétive, mais la femme jeune et athlétique, et certainement jolie, quand bien même ne se sentait-elle aucunement prête à l’accepter, quand bien même tout cela était-il au-dessus de ses forces.
Car, désormais, elle n’avait plus le choix. Ne plus souffrir, regarder droit devant moi et non dans mon dos. Telles étaient les promesses que la petite fille s’était faites à elle-même. Telles étaient les promesses que la jeune femme se devait de tenir, pour la mémoire de celle qu’elle avait été.
— Allons, ma chérie, tu t’occuperas de cela plus tard, s’écria Margherite, ou peut-être était-ce Violette. Nous avons du pain sur la planche !
— Lève les bras, petite fleur. Plus haut, voilà. Encore.
— Cesse de remuer ainsi. Laisse-toi faire. Du calme, enfin !
— Donne-moi donc ton pied. Et lève tes bras ! Qui t’a dit de te relâcher ?
Elaena avait bien du mal à rester de marbre face à tant d’agitation, à tant d’une nervosité si joyeuse. Elle avait bien du mal à ne pas se sentir honteuse, sinon troublée, face à la si méticuleuse attention qui lui était portée, face à ces mains qui s’agitaient le long de ces bras, de ces jambes et de ce corps qu’elle venait juste de découvrir et dont elle doutait encore qu’ils fussent les siens. Une méticuleuse attention pourtant pleinement bienveillante, étrangère à toute forme de jugement ou de maladresse. Une méticuleuse attention dont l’intensité profita à la brièveté, car toutes les mains qui s’agitaient autour d’elles disparurent d’un seul coup.
— Nous avons ce qu’il te faut, ma chérie.
— Ce n’est pourtant pas tous les jours que nous habillons quelqu’un de ton engeance.
— Tu vas être ravissante, petite fleur.
— Ne bouge pas d’ici, nous revenons.
Elles revinrent, plus fières encore qu’auparavant.
Elles revinrent, et alors leur mission la plus fondamentale était terminée.
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