Chapitre 6-4
L’homme richement vêtu mena à nouveau Elaena au travers d’infinis couloirs, cette fois aussi somptueusement meublés qu’ils étaient abondamment fréquentés : une cohue étourdissante s’agitait de toute part, des hommes et des femmes à l’air notable sinon hautain — sans aucun doute de riches personnalités influentes — surgissaient et se croisaient sans jamais, par miracle !, entrer en collision.
Cette forteresse, ensorcelée ou non, je l’appellerai fourmilière.
Une cohue pourtant dans laquelle Elaena ne se sentait pas réellement étrangère, au niveau de son aspect extérieur du moins — puisque, au fond d’elle-même, elle aurait bien apprécié fondre et disparaitre à jamais, quitter ce monde aux mœurs manifestement très étrangères aux miennes. Les quatre sœurs habilleuses qui, malgré leurs efforts, n’étaient pas parvenues à préparer la jeune fille à demeurer digne face à une telle affluence, avaient néanmoins transformé avec brio son apparence, si bien que personne parmi les riches fourmis ne lui prêtait la moindre attention.
En effet, en lieu et place de ses vêtements de novices empestant la sueur et de son manteau noir couvert de boue, Elaena portait désormais une tenue bleue et or, finement taillée dans un matériau qui lui semblait d’une grande qualité, aussi robuste qu’agréable au toucher et, par-dessus tout, à l’apparence élégante et raffinée. Sur le bustier si bien ajusté qu’elle en sentait à peine la présence, Elaena portait une étroite veste couverte de motifs dorés dont les traits fins et l’éclat scintillant, particulièrement tranchants sur le bleu foncé de l’ensemble, auraient pu rappeler la beauté d’une tempête d’éclairs. Une tempête qui semblait surgir du centre de sa poitrine, comme une explosion de son cœur qui glissait le long des agrafes au centre de la veste puis remontait jusque dans son dos. Sur les longues manches couraient encore ces trainées d’or, ouvrant la voie de ses poignets sertis de pierres sans doute précieuses et de ses mains couvertes de gants blancs immaculés.
Tout, de la veste jusqu’aux chaussures, semblait avoir été créé autour de sa propre morphologie, tant elle y était à son aise, tant elle avait l’impression d’être entièrement libre de ses mouvements. Jamais, auparavant, Elaena n’avait porté de tels vêtements. Ni même vu qui que ce soit en arborer. Le directeur Kellor lui-même n’est pas si bien vêtu ! Ce constat lui arracha un bref sourire. Ces sœurs sont vraiment douées. Et sans doute ensorcelées, elles aussi.
Nul n’osait plus douter des sœurs couturières ; en revanche, elles n’avaient jamais été reconnues pour leur capacité à métamorphoser une jeune novice particulièrement entêtée en une noble et respectueuse dame qui trouverait une place idéale au sein d’une cour aristocrate.
Ce constat ramena Elaena au réel de sa situation. Dès lors que son attention se fut à nouveau portée sur la fourmilière qui l’entourait, elle sentit une profonde angoisse gonfler au fond de ses entrailles. Au milieu des hommes et des femmes défilant sans jamais s’arrêter patrouillaient sans cesse de nombreux gardes lourdement armés, occupés à guetter le moindre des faits et gestes de quiconque se déplaçait dans leur champ de vision et même au-delà. Derrière eux, les vastes murs étaient ornés d’impressionnantes peintures et fresques regorgeant d’infinis détails. Ça et là trônaient d’anciennes commodes, de superbes vases aux motifs complexes, d’intimidantes armures immobiles tenant fermement lances et épées, d’immenses lustres en or flottant au-dessus d’une foule indifférente.
Partout suintaient le luxe et l’opulence, la sécurité et la méfiance démesurée.
Quel enfer.
La course de l’homme richement vêtu — désormais un parmi bien d’autres — s’interrompit face à une immense porte, indéniablement la plus haute, la plus richement décorée, la plus imposante, et sans doute la plus lourde, qu’Elaena avait vue depuis son arrivée, ou depuis toujours. Dans cette gigantesque double pièce de bois étaient taillées de nombreuses illustrations aux mille détails, accompagnées d’impressionnants motifs faits d’or et de pierres précieuses d’un bleu profond.
Du saphir, comprit-elle.
Nous sommes face à la salle du trône du roi. La salle la plus prestigieuse de toutes les Terres de Saphir.
Elle n’eut toutefois pas le temps de s’en émerveiller, pas plus que celui de penser à la manière de s’adresser à un monarque. L’homme richement vêtu porta contre la paroi deux petits coups précis, et aussitôt l’immense pièce de bois se mit en branle, jusqu’à s’ouvrir en grand dans un grincement presque sinistre.
L’homme s’avança d’un air cérémonieux, s’immobilisa à nouveau avant de faire place à son étrange invitée.
— Votre majesté, articula-t-il, Elaena Syana, novice de l’Académie d’Azur.
Oh, quel enfer.
Quelques heures plus tôt, le Premier Conseiller Terryos sillonnait les infinis couloirs de la forteresse. Son pas vif, étonnamment véloce pour un homme d’un âge tel que le sien, le menait en un éclair vers le prochain croisement, puis encore vers le suivant. Il ne se posait pas la moindre question, ne réfléchissait d’aucune façon à l’itinéraire qu’il devait emprunter, tant il connaissait le lieu comme sa poche, comme s’il s’agissait de sa propre maison, comme s’il l’avait bâti lui-même. Il tournait, virait, changeait de direction, encore et encore, tant qu’un observateur non initié aurait pu penser qu’il progressait au hasard. Pourtant, il en était certain, il marchait dans la bonne direction.
Il marchait vers le roi.
Elle arrive, se disait-il. Elle arrive déjà. Elle est en avance. Vraiment en avance. Pourquoi diable a-t-elle quitté l’Académie ? Pourquoi diable Grimsen ne l’a-t-il pas retenue ? Il s’est indéniablement passé quelque chose. Quelque chose qui nous a échappé, quelque chose que nous n’avions pas prévu. Comment avons-nous pu ne pas le prévoir ? Comment avons-nous pu passer à côté de quelque chose ?
Il jura dans sa barbe.
Toujours est-il, se reprit-il, qu’elle est déjà ici. Et que nous devons l’encadrer. Nous devons nous protéger, la protéger, l’empêcher de repartir. Car, si elle a fui l’Académie, si Grimsen ne l’a pas retenue, c’est qu’un réel danger rôdait là-bas.
Quelques heures plus tôt, le Premier Conseiller Terryos avait vivement poussé la gigantesque double pièce de bois décorée d’or et de saphir. Il s’était avancé prestement dans la direction du trône du roi Laciel, dressé tout au fond de l’immense salle, adossé contre l’un de ses murs. Il n’avait pas même pris la peine de s’annoncer, et ne prit pas même celle de s’agenouiller lorsqu’il aperçut l’homme imposant, tant puissant qu’intimidant, qui était assis au sommet des Terres de Saphir.
— Majesté, avait-il dit aussitôt, la novice vient d’arriver.
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