Chapitre 7-4
De là où elle se trouvait, Elaena ne pouvait plus voir qu’une partie du crâne dégarni de Terryos, ainsi que son front et la forme de son nez, qui lui parut proprement énorme. La situation la fit sourire, tant elle aurait pu paraitre loufoque : cet homme si éminent, si intelligent, si important au sein de la cour de Saphir, ainsi incliné face à elle, n’offrant à sa vue que quelques cheveux épars et un front plissé de concentration.
Si Nahel me voyait.
Elaena, debout dans une pièce dont elle n’avait pas encore compris l’utilité exacte — sans doute un laboratoire, ou quelque chose comme ça —, n’osait ni parler ni entreprendre le moindre mouvement, tant la tension lui semblait sensible, tant elle sentait que la moindre variation de la moindre perle de sa personne aurait pu faire échouer tout le si méticuleux processus d’observation.
Face à elle, Terryos avait de sa main droite porté une petite amulette de verre, une sorte de loupe sans aucun doute, jusqu’à son œil ; de la gauche, il tenait délicatement, sans trop l’éloigner, l’étrange joyau qui ornait le collier d’Elaena depuis aussi longtemps que ses souvenirs pouvaient la porter.
Le Premier Conseiller du roi, également médecin et apparemment expert en pierres en tous genres, observa la petite perle blanche durant de longues minutes, au cours desquelles le silence ne fut brisé que par ses quelques expressions de contentement, témoignages de tout son génie en matière de pierres, assurément.
— En effet, dit-il finalement en laissant la perle retomber contre le cœur d’Elaena, il s’agit bien d’une pierre de puissance, ainsi que je l’avais supposé.
Terryos en fut visiblement très satisfait.
— Comme celles de ces gants ? s’enquit Elaena en désignant les tissus sertis de pierres sans doute précieuses qu’elle portait depuis son arrivée dans la forteresse.
Terryos opina du chef.
— Tout à fait. De telles pierres, comme tu le sais, expliqua-t-il en posant son regard dans le sien — l’y asseyant avec tant d’assurance qu’Elaena ne put s’empêcher de prétendre à une mèche rebelle pour s’en détourner —, absorbent l’énergie élémentaire et la concentrent en leur sein. Généralement, elles sont utilisées pour restreindre la force de l’élu élémentaire qui la porte. Mais, dans ce cas précis, il semble qu’elle tienne un tout autre rôle.
Terryos s’appropria à nouveau son regard. L’attention de son auditoire le préoccupe autant que l’étalage de ses connaissances.
— Tu dis, reprit-il, que tu as perdu toute force à l’instant où cette pierre t’a été enlevée ? Que tu as même perdu connaissance ? Que, d’après ton ami, tu avais le teint livide ?
— Nahel exagère toujours. Mais c’est à peu près ça, oui.
— Dans ce cas, mes doutes se confirment. Je n’ai jamais expérimenté ce genre de cas, mais sache qu’il est documenté.
Elaena avait renoncé à se défaire de l’emprise de son regard ; elle fut bien soulagée lorsque l’homme lui tourna le dos pour se mettre en quête de l’ouvrage qui l’intéressait, un livre épais et fatigué dont la couverture délavée ne portait aucune inscription.
— Ah, le voici, souffla-t-il en invitant son interlocutrice à le rejoindre. C’est ici. Vois-tu, les pierres de puissance ont parfois été utilisées pour porter assistance à un membre défaillant. Ce schéma, tu le vois, illustre une telle pratique dans le cadre du cerveau — même si, à ma connaissance, n’importe quel organe peut ainsi être traité. L’élu fait donc en sorte qu’une pierre de puissance de taille modeste demeure au plus près possible de la partie du corps à traiter. Ainsi l’énergie absorbée par la pierre se trouve si concentrée à cet endroit qu’elle permet à l’organe malade de fonctionner normalement ou, dans certains cas, de devenir plus efficient. Certaines pratiques des plus étonnantes ont ainsi été étudiées : il arrivait à des élus élémentaires de porter des pierres de puissance au niveau de leurs bras pour gagner en force, ou au niveau de leur appareil reproducteur dans l’espoir de…
— Je vois, l’interrompit Elaena, je vois très bien. Mais où voulez-vous en venir, précisément ?
— Et bien, continua Terryos sans vraiment relever son intervention, dans ton cas, cette pierre que tu portes en collier concentre l’énergie élémentaire au niveau de ta cage thoracique. Le fait que tu perdes toute énergie lorsqu’elle t’est enlevée semble indiquer qu’elle compense une défaillance survenue dans cette région de ton corps. De toute évidence, il doit s’agir de ton cœur. Mais je devrai mener de plus amples examens pour m’en assurer.
La perspective de plus amples examens ne l’enchantait guère, mais l’attention d’Elaena demeura portée sur d’autres informations.
— Vous dites que mon cœur est malade ?
— C’est fort probable.
— Et que cette pierre lui permet de fonctionner normalement malgré tout ?
— Cela expliquerait que tu souffres tant de t’en séparer.
— Comment est-ce possible ? Je la possède depuis toujours. Je ne me souviens même plus de l’avoir un jour obtenue. Elle a toujours été là.
— Alors sans doute ta faiblesse remonte-t-elle aussi loin que ta naissance, suggéra Terryos. Malgré tout, quelque chose m’intrigue plus encore. Vois-tu, d’après ce que j’en sais, cette pratique n’a jamais permis la moindre guérison, ni même le moindre traitement de longue durée. D’après mes lectures, les élus élémentaires utilisaient cet artefact pour demeurer en vie quelques jours supplémentaires ; quelques mois, tout au plus. Passé ce court délai, leurs réserves d’énergie élémentaires épuisées, ils ne survivaient pas, car la pierre, et donc l’organe malade, ne pouvaient plus puiser nulle part.
— Quelques jours…
— Je n’ai connaissance d’aucun élu élémentaire qui aurait survécu durant plusieurs années. Tu l’as compris : cette technique est vorace en énergie. Il faudrait être immensément puissant, ou capable de régénérer son énergie très rapidement, pour espérer survivre sur un temps aussi long. Quel âge as-tu, dis-moi ?
— Seize ans. Plus ou moins.
— Seize. Si, comme tu le dis, la pierre se trouve là depuis aussi longtemps, et même si ton cœur ne faiblit que depuis que tu en as découvert l’effet, il y a…
— Deux ans. Plus ou moins.
— Deux. Même dans ce cas, disais-je, tu devrais déjà être décédée.
Elaena demeura silencieuse.
Je devrais déjà être décédée.
Oui, en effet, je devrais l’être. De nombreuses occasions ont passé, déjà. Le bûcher de Lanelle. Cette clairière boueuse. Les douves de l’Académie. Le terrain d’entrainement. J’aurais pu quitter ce monde, et peut-être aurais-je dû le faire. Car alors bien des souffrances m’auraient été épargnées. C’est à croire que le destin refuse que je meure.
Terryos fit irruption dans ses pensées.
— Je te vois bien songeuse, dit-il pour la ramener à elle-même. Je l’ai peut-être énoncé trop abruptement. Ce que je désirais souligner, c’est simplement que, étant donné que nous ignorons depuis combien de temps tu puises dans tes réserves d’énergie, nous ignorons également combien de temps tu pourras encore le faire.
Merveilleux. Elaena plongea à nouveau dans ses sarcastiques songes. Oui, merveilleux.
Le destin se joue de moi, se disait-elle en remerciant Terryos, Premier Conseiller du roi, médecin, spécialiste des pierres et maladroit psychologue, prenant congé de lui, lui assurant qu’elle reviendrait le voir régulièrement, n’en pensant pas un mot. Les dieux se jouent de moi.
Mourir, j’aurais pu le faire tant de fois.
Mourir, j’aurais voulu le faire tant de fois.
Tant de fois, mourir m’a été refusé. À présent, voici que j’apprends détenir la clé de la mort autour de mon cou. Il me suffit de briser ce sceau. Il me suffit de l’éloigner, et tout sera fini. Et je me jouerai du destin. Et je me jouerai des dieux. Je choisirai la mort.
Mourir, je suis libre de le faire dès que je le souhaite.
Mais mourir, je ne le désire plus.
Car mourir m’a appris à aimer.
Et ce poison est plus fort que la mort.
Elaena ne put retenir les larmes qui ruisselaient le long de ses joues, tombant jusque sur ses vêtements, y laissant des auréoles éphémères. Des larmes de tristesse et de joie, des larmes de dépit, de frustration.
Un poison pour un autre.
Secouée de sanglots, le visage baigné de perles douloureuses, Elaena refusa de faiblir.
Vivre, malgré la souffrance.
Tant bien que mal, elle chassa la rosée de ses yeux avant qu’ils ne s’y noient. Tant bien que mal, elle posa son regard droit devant elle.
Vivre, malgré l’amour.
Annotations
Versions