Chapitre 7-5

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La Grande Bibliothèque d’Argent, dans laquelle ils venaient de pénétrer, aurait pu porter un nom plus en phase avec sa véritable condition, à savoir Très Grande Bibliothèque d’Argent ou Vraiment Très Grande Bibliothèque d’Argent ou, plus simplement, Gigantesque Bibliothèque Dans Laquelle Il Est Impossible De Ne Pas Se Perdre. En effet, la Grande Bibliothèque de la Forteresse d’Argent était immense, y compris à l’échelle de la forteresse en elle-même.

Au cours des quelques jours qui venaient de s’écouler, Elaena et Nahel n’avaient pas été épargnés par les découvertes les plus soudaines et inopinées — tant qu’il leur paraissait impossible d’en faire un inventaire dans leur esprit sans sentir leurs têtes tourner. Elaena s’y risquait toutefois à chaque instant.

Le roi sait que je suis une Trismos. Grimsen me surveillait pour lui durant toute ma formation à l’Académie.

Le roi sait comment maitriser la foudre, et il désire m’apprendre à le faire. Il veut faire de moi sa carte maitresse face à l’armée de Rubis.

Le collier que je porte depuis ma naissance me permet de rester en vie par on ne sait quel miracle. C’est une pierre de puissance, destinée à freiner les pouvoirs des élus élémentaires. Ces élus qui n’ont pas volé le pouvoir des dieux, comme on l’apprend aux enfants, car ce sont en fait les dieux qui les leur ont donnés pour qu’ils protègent le monde.

Elle soupira. Rien ne pourrait plus nous surprendre.

— Bienvenue, lança une voix enjouée, entrez, entrez.

Derrière un somptueux comptoir de bois sculpté se tenait un homme plutôt âgé, d’après la perception d’Elaena, si biaisée fût-elle. Dès qu’il les vit, l’homme sauta du tabouret sur lequel il se tenait manifestement, disparut un instant derrière le meuble et réapparut face aux nouveaux venus. Ses petites jambes le portèrent rapidement jusqu’aux deux jeunes gens qui lui avaient fait l’honneur de leur visite.

— Vous devez être les apprentis venus d’Azur, dit-il rapidement. J’ai eu vent de votre venue. C’est un plaisir de vous recevoir dans cette noble bibliothèque. Sachez que vous y serez toujours les bienvenus, cela va de soi.

La longue barbe de l’homme remuait de manière comique lorsqu’il parlait, suivant frénétiquement le rythme de ses paroles. Dès lors qu’elle le remarqua, Elaena fut incapable de ne pas s’en amuser à chaque fois qu’il prononçait le moindre mot.

— Mais où avais-je la tête, remua la barbe. Je ne me suis pas même présenté. Je me nomme Wullforth, pour vous servir. (Il se baissa en une profonde courbette.) Je suis en charge de la préservation de cette auguste bibliothèque depuis plus de trente ans. Vous ne deviez pas encore être nés, je présume.

Il n’attendait de toute évidence aucune réponse ; Elaena et Nahel n’avancèrent pas contre sa volonté.

— Nous disposons ici d’une collection d’ouvrages incomparable. Ces étagères, dont vous apercevez à peine la véritable étendue, contiennent tout ce que les hommes ont écrit depuis la nuit des temps — ou presque. Ici, il est possible de découvrir l’intégralité de l’histoire de Tercania. De la seconde aire, tout du moins ; la première demeure plus obscure, bien que nous disposons de certaines informations. Bref, chaque conflit, chaque guerre, chaque découverte, chaque prouesse sont ici conciliés. Quel que soit le sujet à propos duquel vous souhaitez parfaire vos connaissances, vous trouverez ici même tout ce qu’il y a à en savoir. Je me ferai bien entendu un plaisir de vous aider à vous orienter dans ce dédale car, faut-il bien l’admettre, il n’est pas chose aisée que d’organiser un lieu si imposant.

Il marqua une pause. Elaena et Nahel se lancèrent un regard tant amusé qu’effrayé.

— Je sais ce que vous vous dites, reprit Wullforth. N’ayez crainte, Sa Majesté Laciel m’a fait part de vos préoccupations premières. De la raison de votre venue en ce lieu. Je vous aiderai volontiers à mettre la main sur les ouvrages qui font mention de la mythique légende des élus élémentaires. Vous le verrez, ces volumes sont plutôt bien dissimulés. Parait-il qu’ils ne doivent pas tomber entre n’importe quelles mains.

Il y eut un silence, qu’Elaena et Nahel ne savaient comment briser. Fort heureusement, Wullforth ne tolérait guère les silences.

— Pas d’inquiétude, souffla-t-il, je sais que le sujet de vos recherches ne doit pas être ébruité. J’ai pour mission de vous guider, sans vous poser plus de questions. De vous mener aux livres, sans les lire pour vous. De vous conduire partout où vous souhaitez aller, sans m’attarder en votre compagnie, si agréable soit-elle. Et c’est là ce que je ferai, n’en doutez point. Je ne suis que le bibliothécaire, après tout. Je guide, je conseille, je dirige ; mais jamais je ne m’immisce dans les recherches de ceux qui recherchent.

L’homme avait achevé sa phrase en frappant un poing ferme contre son torse bombé. Il semblait évident qu’il prenait ce serment très à cœur.

— Mais tout de même, reprit-il, chuchotant presque, pourquoi deux jeunes gens comme vous étudient-ils la légende des élus élémentaires ? Il me semblait pourtant que ce sujet pouvait prêter à quelques regards suspicieux…

Il s’interrompit un instant.

— Pardonnez-moi. Je ne m’immisce pas dans les recherches de ceux qui recherchent, ce qui s’applique également aux jeunes apprentis venus d’Azur. Je me suis emballé, acceptez mes excuses. Et, surtout, n’en dites pas un mot à Sa Majesté, il me ferait pendre sur le champ.

Wullforth laissa le silence soulever les implications de sa déclaration.

— Je plaisante, bien entendu, reprit-il rapidement pour briser l’insupportable silence. Sa Majesté est dure, certes. Sévère, mais juste. Le roi m’enverrait aux geôles, rien de plus. Aux oubliettes, peut-être. Mais cela n’irait guère plus loin.

Il s’interrompit à nouveau, sursauta comme si dans son esprit venait de resurgir une tâche si importante qu’elle n’aurait pu attendre une seule seconde supplémentaire, et se mit aussitôt en marche, d’un pas nerveux et rapide, sans même prendre la peine de s’assurer que ses auditeurs le suivaient ; car manifestement il ne doutait pas qu’ils le suivraient.

— Mais où avais-je encore la tête, ma parole. Venez, jeunes apprentis ! Je vais vous conduire jusqu’aux livres qui vous intéressent. Puis je vous laisserai travailler. Prenez donc garde à bien mémoriser la route qui vous conduira jusqu’à la sortie, car elle est longue, soyez-en certains !

Elaena et Nahel emboitèrent le pas de l’étrange personnage, un de plus dans cette folle forteresse, stupéfaits par un flot si ininterrompu de paroles qu’ils n’avaient pas eu la moindre occasion depuis leur arrivée ne serait-ce que de prétendre à prononcer le moindre mot. C’est à croire que personne ici ne veut entendre notre voix. Tous les proches du roi sont-ils à ce point bavards ?

— Suivez-moi, suivez-moi ! continua le bibliothécaire, comme pour lui donner raison. Nous avons un peu de route à faire. Profitons-en pour discuter de l’histoire de cette merveille que nous traversons.

Discuter, je n’en doute pas.

— Voyez-vous, commença-t-il, la Forteresse d’Argent fut bâtie par Sa Majesté Laciel dès le début de son règne, voici une cinquantaine d’années. Mais cela, vous le savez déjà, assurément. Le roi se sentait quelque peu à l’étroit dans le palais d’Azur. Et exposé, bien entendu, vous avez dû voir la ville : bien difficile à défendre, assurément. C’est pourquoi il a désiré faire bâtir ce monument, véritable prouesse de grandeur et de robustesse. Nul bastion, à travers Tercania tout entier, ne peut lui faire d’ombre.

Alors qu’ils marchaient, Elaena s’abandonna à la contemplation de tout ce qui l’entourait. Le lieu semblait sans fin.

— Le roi a désiré que toute la connaissance dont il disposait soit sous aussi bonne garde qu’il l’était lui-même — un bien noble dessein. C’est pourquoi il commanda la construction d’une bibliothèque, au sein même de sa forteresse, qui serait en elle-même un bastion inviolable et imperméable à toute forme de détérioration, qu’elle soit naturelle ou non.

Seules de rares fenêtres perçaient les épaisses parois de pierre ; aucune bougie, aucune chandelle, aucune source de lumière, outre quelques résidus de jour s’allongeant entre les allées.

— Vous ne trouverez ici rien qui puisse présenter le moindre risque de provoquer un incendie. Tout ce qui illuminera vos lectures, ce sera cette lampe que je tiens : voyez comment la coque de verre encercle la flamme, de manière à ce que jamais elle n’entre en contact avec la moindre feuille de papier. Bien entendu, vous pourriez, si vous le désiriez vraiment, commettre un scandaleux acte de vandalisme. La coque de verre n’est pas faite d’écarlite. Mais je compte sur votre prudence et votre honnêteté ; vous connaissez la valeur des livres. Et je ne parle pas seulement de valeur matérielle.

Partout s’étendaient d’infinis rayonnages, cernés d’immenses armoires de pierres, dont les gravures et moulures n’avaient rien à envier aux plus élaborés des meubles de bois.

— Mais je m’égare. Voyez-vous, lorsque Sa Majesté Laciel fit l’annonce de son intention de déménager la célèbre bibliothèque royale, les réactions ne se sont pas fait attendre. Les notables et autres intellectuels n’étaient guère ravis…

Mais Elaena avait cessé de l’écouter. Elle avait été entièrement captivée par les interminables travées chargées de livres, d’ouvrages plus ou moins imposants aux teintes tirant vers le brun ou le blanc sale. Puis elle avançait, une autre travée, autant de livres ; puis une autre, et toujours plus de livres, encore, et encore.

Bien des vies entières ont dû être nécessaires pour écrire autant de pages. Jamais Elaena n’avait même osé songer qu’il pouvait se trouver dans Tercania tout entier autant d’ouvrages ; alors en voir une telle étendue, parfaitement alignés au fil de mille couloirs, en un seul et même endroit, aurait pu remettre en question tout ce qu’elle pensait savoir. Moi qui pensais que la bibliothèque de l’Académie était grande. Cet endroit doit abriter au moins mille fois plus. Elle était loin de se tromper. Qui sait quelles connaissances sont enfermées ici. Toute une vie ne suffirait pas à les mettre au jour. Comment le roi a-t-il réuni une telle collection ? Et comment les a-t-il transportés d’Azur jusqu’ici ?

Elle l’aurait su, si elle avait écouté Wullforth passer en revue près d’un demi-siècle d’histoire, n’omettant aucun détail, au cours d’une marche qui aurait pourtant pu sembler bien trop courte pour entreprendre une telle rétrospective, quand bien même elle avait été étonnamment longue.

Cela va sans dire, Wullforth parlait vite, et il parlait bien.

— Nous voici arrivés, dit-il, triomphant, alors que rien ne semblait se trouver là. Le quartier des ouvrages interdits. Sachez, jeunes gens, que rares sont ceux qui sont autorisés à pénétrer dans cette pièce. Que dis-je, très rares ! Depuis que je travaille ici, et cela doit faire quelques décennies déjà, seuls le roi, son conseiller et l’un ou l’autre professeur privilégiés y ont mis les pieds. J’ignore la raison pour laquelle Sa Majesté vous a autorisés à entrer, mais gardez cela en tête ! Vous êtes sur le point d’accéder à des connaissances que très peu d’autres avant vous ont pu apprivoiser. Mais je ne vous retiens pas plus longtemps et, surtout, je ne m’immisce pas dans les recherches de ceux qui recherchent. Faites donc bon travail, prenez votre temps, et suivez le chemin inverse à celui que nous venons d’emprunter pour regagner la sortie.

J’espère que Nahel a mémorisé le chemin.

Alors qu’il parlait, le bibliothécaire avait enclenché un mécanisme assourdissant. En un vacarme qui le contraignit à cesser de déblatérer, un immense pan du mur de pierre trembla, se désolidarisa de lui-même, glissa contre le sol, s’avança vers eux, libérant tant de poussière qu’Elaena toussa et que Nahel eut à se frotter les yeux. Derrière l’immense porte, une obscurité si profonde qu’ils ne distinguèrent presque pas le raide escalier qui sombrait dans les ténèbres.

— Ah, j’oubliais, reprit Wullforth. N’oubliez pas de refermer la porte, lorsque vous aurez terminé. Et prenez ceci, sinon vous ne verrez pas le bout de vos pieds.

Il leur tendit l’étrange bougie enveloppée de verre, poussa Elaena et Nahel dans l’obscurité de l’escalier comme s’il était pressé de les voir y sombrer, et l’immense porte de pierre se referma derrière eux.

Malgré la bougie enveloppée de verre, Elaena et Nahel ne pouvaient rien voir d’autre que leurs visages quelque peu angoissés, comme s’ils flottaient au cœur d’une étendue vide et sans fin. Et calme.

Elaena sourit. Nahel s’esclaffa.

Ils éclatèrent de rire.

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