Chapitre 7-6
À la frémissante lueur de la bougie enveloppée de verre, maladroitement assis épaule contre épaule sur une unique chaise de bois, Elaena et Nahel parcouraient attentivement un épais ouvrage. Lorsqu’ils l’avaient pris à l’étagère de pierre pour le poser sur la petite table, ils avaient été aveuglés par le nuage poussière qui s’en libéra. Ils devaient avoir été les premiers à l’ouvrir depuis de très nombreuses années.
À présent ils étaient noyés dans le silence. L’air sec irritait leurs yeux et asséchait leur bouche. Pourtant jamais ils ne relevaient la tête, jamais ils ne s’adressaient le moindre mot. À aucun moment ils ne pensèrent à quitter l’étroit caveau duquel ils auraient pu être les prisonniers. Les mots étaient désormais tout ce qui importait.
« Cette forêt est immense, disait le livre. Je ne peux en voir le bout, j’ai perdu tout point de repère, je ne sais plus même où je me trouve. »
Le texte était écrit à la main, d’une main visiblement confiante, sûre d’elle, rapide, peut-être trop, mais toujours élégante. L’encre noire semblait souffrir du poids des années qu’elle avait à charrier, tant qu’elle peinait parfois à façonner un texte encore pleinement lisible. Ce doit être une sorte de journal. Un cahier dans lequel quelqu’un prend note de son aventure ou de ses exploits.
Exploits et Découvertes de Nyx d’Émeraude en Terres inconnues et inexplorées, voici quel en était le titre.
« La forêt est dense, continuait-il. Je dois sans cesse me frayer un chemin écartant branches et feuilles, enjambant ronces et racines, observant ciel et terre. Ma progression s’en trouve grandement entravée. Je le reconnais, je suis bien peu équipé pour ce genre de terrain, car il ne peut ici être question de route. Personne n’aurait pu imaginer que la nature puisse se faire une telle place. Heureusement, je dispose encore de suffisamment de vivres pour poursuivre mon exploration quelques jours supplémentaires. Je puis espérer que, d’ici là, j’aurai atteint une terre un tant soit peu hospitalière. »
Les yeux d’Elaena glissèrent le long du texte, ne parcourant qu’incidemment les paragraphes qui suivaient, slalomant entre croquis et schémas en tous genres : arbres impressionnants de hauteur, insectes étonnement plus étranges qu’effrayants, oiseaux aux formes amusantes, et toujours des arbres. Elle tourna l’une des pages jaunies, puis une autre, puis ses yeux se posèrent comme d’eux-mêmes sur l’une des entrées du journal.
« C’est incroyable ! » Les mots semblaient plus précipités qu’auparavant, la précision de la plume les avait presque abandonnés. « Que nul désormais ne doute plus de ma persévérance, car elle a porté ses fruits. Me voici au plus profond du monument, sans doute m’a-t-il fallu marcher plus de quatre heures. J’en ai exploré les recoins les plus sinistres… »
Elaena jeta un très bref regard à Nahel. D’un simple coup d’œil, sans prononcer le moindre mot, ils décidèrent de rebrousser chemin. Elaena laissa son regard glisser le long des mots, rapidement, sans s’y arrêter, regagner la page précédente, s’arrêter à nouveau sur l’une des entrées. Et reprendre sa lecture.
« Me voici, dirais-je, quelque peu embêté. J’ignore encore et toujours où je me trouve, et je ne serais certainement pas capable de me situer sur une carte du monde ou de la région. Pourtant, il est probable que je demeure ici un certain temps : alors que je progressais à travers la végétation, pourtant tout aussi vigilant et alerte qu’à ma tenace habitude, j’ai malencontreusement négligé de m’assurer de la fermeté du sol sur lequel se posait mon pied, et me voici culbuter le long d’une raide pente qui me mena, d’une manière bien ridicule je dois l’admettre, à l’entrée d’une grotte plutôt sinistre. »
L’encre, souffrant du poids des années qui pesait sur la force de son caractère, avait abandonné quelques phrases. Elle reprenait plus loin.
« …remis de mes si folles émotions, je fuirai la fraicheur de la… »
L’encre avait définitivement cédé. Elaena et Nahel eurent à reprendre quelques lignes plus loin.
« Je me trouve, à l’instant même où je rédige ces lignes, au cœur d’une immense ruine, un lieu somptueux enfoui sous plusieurs mètres de terre, de roche et de végétation. J’ignore quel peuple peut en être le bâtisseur, cette architecture m’étant bien étrangère ; certainement vient-elle de la Première Aire… »
Une autre interruption ; aux côtés des mots, quelques croquis, sans doute des illustrations de ce dont il parlait, mais là non plus l’encre n’avait pu vaincre le temps.
Puis, « tout ici est absolument somptueux, je puis même affirmer qu’il s’agit là d’une véritable œuvre d’art architecturale comme on en voit peu de nos jours. Je présume être le premier homme à m’y aventurer depuis que l’on prend soin de consigner les événements de l’Histoire, car je ne puis me remémorer la moindre mention de telles ruines, ni d’un tel palais sous-terrain, que ce soit parmi les livres récents ou les plus anciens dont j’ai pu faire l’attentive lecture. J’ignorais même qu’il pouvait exister pareilles constructions dans cette région de Tercania, qui n’est à ma connaissance — manifestement incomplète, je me dois certainement de le reconnaitre — que sauvage, et qui l’a toujours été, et le sera toujours, car la topographie du lieu est peu propice à quoi que ce soit d’une autre forme. Cette découverte que je narre en ce moment bouleversera tout ce que nous savons de notre Histoire, elle questionnera nos connaissances quant aux peuples primitifs de Tercania. Car, assurément, il en est que nous n’avons pas découverts encore, ou que nous connaissons fort mal. À présent, je m’en vais prendre un bref instant de repos, ce après quoi je m’aventurerai dans les ténèbres de ce mystérieux temple. J’espère que rien de déplaisant ne m’y attend, car je demeure souffrant à un certain égard. »
L’entrée prit fin. Elaena tourna doucement la page, et posa ses yeux aux côtés de ceux de Nahel, sur les premiers mots du prochain paragraphe, pour reprendre une lecture silencieuse et partagée.
« Ce lieu est proprement gigantesque. J’y ai marché plusieurs heures déjà, prenant soin de marquer la route que j’empruntais afin de ne pas risquer de m’y perdre, et incontestablement cela s’est avéré être une idée fort judicieuse, car jamais je n’ai aperçu un semblant d’extrémité ultime. J’ai construit un campement de fortune, tant je pressens que je resterai ici plus longtemps que mes réserves ne pourraient raisonnablement me le permettre. Certes le lieu est-il peu accueillant, certes est-il sale et poussiéreux, certes serai-je heureux de regagner le confort et la douceur d’une habitation digne de ce nom, mais au moins suis-je à l’abri du froid, des bêtes sauvages et des intempéries en tous genres ; je n’aurai qu’à regagner la surface à diverses occasions pour capturer quelque gibier. La tâche ne se révélera pas bien ardue, mon talent de chasseur étant indéniablement demeuré intact. »
Elaena laissa ses yeux glisser sur les quelques paragraphes qui suivirent, saisissant succinctement leur sens, pas particulièrement intéressant, en vérité, et reprit plus loin.
« Que nul désormais ne doute plus de ma persévérance, car elle a porté ses fruits. Me voici au plus profond du monument, sans doute m’a-t-il fallu marcher plus de quatre heures. J’en ai exploré les recoins les plus sinistres, et voici que je déboule dans ce qui ne peut être qu’une vaste bibliothèque. Je m’en vais de ce pas y transporter les vivres qu’il me reste : je ne peux en aucun cas passer à côté d’une pareille occasion. Dans ces livres, il se peut que je découvre des informations cruciales à propos de ce lieu, de son histoire, du peuple qui l’a bâti. Il se peut que je découvre des informations auxquelles nul historien n’a encore même rêvé. Je serai alors le premier à exposer un pan nouveau de l’Histoire à la lumière de nos connaissances. D’un premier regard distrait par l’euphorie du moment, j’ai pu deviner un alphabet inconnu. C’est pourquoi il me faut m’établir pour tenter de le déchiffrer. Il y a tant de livres. C’est incroyable, j’espère ne pas être en plein songe. »
Les mots qui suivaient semblaient bien plus las que les précédents, comme si l’explorateur était avait veillé des heures durant, abandonnant toute son énergie.
« La tâche est ardue. Aucun caractère de cet alphabet ne m’est familier. Aucune phrase, aucun mot ne semble correspondre à quoi que ce soit que je connaisse ou maitrise par ailleurs. J’ignore même quelle encre fut utilisée pour rédiger ces ouvrages, tant elle semble intacte malgré l’usure indéniable des cuirs et du papier, c’en est une prouesse. Mais je ne renonce pas, je resterai ici des jours s’il le faut. Je me repose, puis je reprends le travail. »
Les yeux d’Elaena et de Nahel ne quittaient pas le texte, ne prononçaient que paroles silencieuses, n’observaient pas même les étranges motifs tracés maladroitement tout autour des mots. Seules leurs épaules, serrées l’une contre l’autre, pouvaient témoigner de leur méticuleuse connivence.
« Je ne compte plus les jours, ni les heures. J’ignore depuis combien de temps je suis ici, dans l’obscurité, presque à court de torches. Mais peu m’importe : je progresse. Je n’osais plus y croire, pourtant je me permets désormais d’espérer : cet alphabet ne me résistera pas bien plus longtemps. Après tout, aucun défi ne peut réellement me résister bien longtemps. »
Dans les quelques pages qui suivaient celle qu’ils venaient de lire, l’explorateur détaillait dans le plus grand des détails chacune de ses plus complexes méthodes sémiotiques ; Elaena et Nahel ne s’y attardèrent pas, car au fond bien peu leur en importait. Et, qui plus est, ils n’y comprenaient rien.
Quelques pages plus loin, une entrée attira leurs regards plus résolument encore que n’avait pu le faire l’entièreté des entrées précédentes.
« J’y suis parvenu, disait-elle, je sais à qui appartient cet endroit, je sais à qui appartient cet alphabet. J’ignore combien de temps m’a été nécessaire, ma barbe a tant poussé que j’ai eu à la raser à de nombreuses reprises, mais à présent je sais. »
Et, quelques lignes plus loin, « voici ce que j’ai découvert. Durant la Première Aire de notre Histoire, les élus des dieux élémentaires, ceux-là mêmes que nous admirons tant et si fort à notre belle époque, étaient organisés en une véritable civilisation, comparable au plus puissant des royaumes, bien plus important que le grand Conseil élémentaire que nous connaissons. Ils vivaient dans une ville somptueuse, la plus belle, la plus grande, la plus riche d’entre toutes les villes d’entre toutes les terres de Tercania. Partout : tours, statues, dorures. Partout : richesse, abondance, prospérité. Cette ville représentait notre espèce dans tout ce qu’elle avait de plus majestueux, de plus honorable, de plus grand. Cette ville, ils l’appelaient Élémentalis. Cette ville, dont je me trouve peut-être en ce moment même dans les derniers recoins que la nature n’a pas encore emporté, cette Élémentalis, elle fut bâtie par des non-élus. Par des esclaves. »
Elaena eut à détourner les yeux. Alors Nahel acheva de lire le paragraphe, brisant le silence de sa voix tremblante.
— « À cette époque, les élus des dieux élémentaires étaient des despotes, et tous ceux qui ne disposaient d’aucun don divin, leurs esclaves. C’est au prix de tout ce sang que fut érigée Élémentalis. C’est au prix de leurs vies que fut construite la gloire des élus des dieux. »
Elaena se leva d’un coup, manquant de renverser la petite chaise de bois sur laquelle ils étaient assis depuis plus d’une heure, et se précipita dans le raide escalier, vers la surface, vers l’extérieur, vers n’importe où, mais en dehors de cet endroit, en dehors de ce cachot.
En dehors de cette Histoire.
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