Chapitre 7-7

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Des tyrans.

L’immense porte de pierre n’avait pas encore achevé la route de son ouverture qu’Elaena déboula dans la bibliothèque.

Des despotes.

Enfin sortie du lugubre caveau, elle inspira longuement, deux fois, trois fois. De l’air frais, plus ou moins.

Des persécuteurs.

Voici ce qu’avaient été les élus élémentaires d’antan.

Des monstres qui réduisent les hommes et les femmes en esclavage. Voilà ce qu’ils étaient.

Elaena soupira.

Le bûcher, finalement, je pourrais presque le comprendre.



Il la trouva dans la Grande Bibliothèque, non loin de l’escalier qui les avait plus tôt menés dans la salle des livres interdits. Elle lui tournait le dos, pourtant il pouvait deviner l’expression de son visage. Il savait ce qu’elle ressentait. Il la connaissait bien. Alors il s’approcha d’elle et, doucement, tenta de la réconforter dans son chagrin.

— C’était il y a longtemps, dit Nahel. Tu n’as rien à voir avec eux, tu sais.

— Bien sûr que je le sais, répondit Elaena en se tournant pour lui faire face. Évidemment. Mais, tu comprends… Tous ces gens qui me détestent. Ils ont raison.

Elle a passé l’entièreté de sa vie à se haïr elle-même, et voici qu’on lui offre une raison de le faire encore. Toi qui étais enfin parvenue à renoncer à la haine. Où est donc le repos que tu mérites ?

— Les élus élémentaires étaient des monstres, continua-t-elle. Ils ont fait tant de mal. Comment pourrais-je en vouloir à ceux qui me le rendent ? Comment…

Elle ne put poursuivre sa réflexion. Les lèvres de Nahel l’en empêchèrent, en un baiser qui représentait plus que l’amour qu’il éprouvait pour elle. Un baiser bienveillant, rassurant, un baiser empli de sens, tu n’as rien à te reprocher, disait-il, tu n’es pas eux, tu es juste toi, rien ni personne d’autre.

— Tu es juste toi, murmura-t-il au creux de sa joue.

— Je ne sais pas ce que je dois penser, souffla-t-elle.

Une voix, bien plus forte que les leurs, les fit soudain sursauter.

— Les Élémentaires ont mal agi, clama-t-elle. Mais nous ne sommes pas eux, Elaena.

Le roi. Laciel se tenait là, au détour d’un couloir, au revers d’une galerie.

Nahel et Elaena relâchèrent leur étreinte, se tournèrent d’un seul mouvement pour faire face au monarque, sentirent leurs joues chauffer sous le poids de l’embarras — ou de la confusion.

Le roi. Laciel se tenait là, face à eux, droit, fier. Il portait un épais manteau bleu aux milles ornementations diverses et variées, aux feuilles d’or et aux pierres de saphir.

Le roi. Bien qu’il ne l’eut jamais rencontré en personne, Nahel n’avait aucun doute quant à son identité : il correspondait trait pour trait à la description qui lui en avait tant été faite, et un pareil accoutrement ne peut mentir.

Le roi. Nahel posa un genou contre le sol, prit appui sur l’un de ses bras, et baissa la tête, en signe de son plus profond respect. D’un coin de l’œil, il se rendit compte qu’Elaena ne l’avait pas suivi ; loin, très loin de là.

— Qu’est-il advenu d'Élémentalis ? s’enquit-elle sans se risquer à la moindre politesse, à la moindre salutation, au moindre signe de son plus profond respect. Comment la tyrannie des élus élémentaires a-t-elle pris fin ?

Le roi. Et elle lui parle comme s’il était son professeur d’histoire. Un professeur d’histoire bien laxiste quant à la bienséance.

Pourtant le roi ne sembla pas s’en offusquer. Il adressa à Nahel un discret signe de tête, fit volte-face et s’engagea nonchalamment dans la travée centrale de la Grande Bibliothèque de la Forteresse d’Argent, invitant manifestement les deux apprentis chercheurs à l’y accompagner.

Le roi. Nahel était déconcerté par si peu de protocole — et par la facilité avec laquelle Elaena s’en était volontiers soustraite.

— La grande ville d’Élémentalis, commença le monarque, est tombée aux mains de l’insurrection des esclaves de Tercania. Les Élémentaires avaient beau disposer de plus de puissance que n’importe quelle armée, ils n’ont pas été en mesure de résister face au nombre, face à la colère. Les insurgés ont subi de lourdes pertes au cours du conflit, mais ils ont obtenu gain de cause. Ils se sont libérés.

Laciel marqua une brève pause ; suffisante toutefois pour qu’Elaena lui fasse part de son désir d’en apprendre davantage.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Cet événement marqua la fin de la Première Aire de l’Histoire de Tercania, reprit Laciel. La paix revint rapidement et, par vengeance ou par orgueil, les vainqueurs décidèrent de détruire toute trace de l’existence des Élémentaires. Les rares documents qui ont pu échapper à cette folie iconoclaste sont aujourd’hui tout ce dont nous disposons pour attester de ces événements.

» Mais, à l’époque, leur ouvrage fut bien fait : en à peine plus d’une génération, tout le monde oublia jusqu’à l’existence des élus élémentaires. Élémentalis sombra dans le néant, emportant avec elle richesses et connaissances, ses plus beaux joyaux.

Le roi ralentit sa course, jusqu’à s’arrêter un instant.

— Néanmoins, si les Élémentaires tels qu’ils avaient été des tyrans avaient bel et bien été éradiqués par la révolte, ce n’était en rien le cas des dieux élémentaires eux-mêmes. Et, par conséquent, des élus auxquels ils offraient leur pouvoir. Ainsi, lorsqu’inévitablement de nouveaux pouvoirs se manifestèrent dans la population, leurs porteurs furent considérés comme des dieux eux-mêmes.

— Jusqu’à la découverte de cette bibliothèque, supposa Elaena.

— En effet. Nyx d’Émeraude, le célèbre explorateur, se plongea plusieurs mois dans l’obscurité des ruines antiques qu’il avait découvertes, œuvrant à déchiffrer la langue des Élémentaires, dont la connaissance avait péri avec eux. Lorsqu’il en perça le mystère, il décida de publier ses découvertes. La société savante eut si tôt fait de les répandre dans la population, et le douloureux souvenir de l’esclavage fut ravivé dans l’inconscient collectif, au même titre que la haine qui en découle.

» C’était il y a un millénaire. Il n’aura fallu que quelques années supplémentaires pour que les persécutions dont étaient victimes les élus élémentaires ne conduisent les terres de Tercania à sombrer dans le chaos : ceux qui criaient justice trouvèrent une féroce résistance en ceux qui préféraient le pardon.

» La Guerre de la Magie dura deux cent et une années. Des dizaines de milliers de personnes y trouvèrent la mort ; et bien d’autres furent victimes des pires cruautés qui suivent ce genre d’événements.

Laciel marqua une pause. Il reprit son souffle. Nahel n’osait pas prendre la parole. Elaena non plus, cette fois.

— Voici huit siècles, ceux qui voulaient la vengeance mirent fin au conflit par un véritable génocide. Les élus des dieux, ainsi que tous ceux qui osaient ne serait-ce qu’en dire du bien, étaient purement et simplement exécutés. Hommes, femmes, enfants. Sans distinction. Des milliers de têtes tombèrent, inondant de leur sang les terres de Tercania, souillées à jamais par cette cruauté sans bornes. Cela dura plus d’une décennie entière. Des soldats parcouraient les villages de Tercania, à la recherche de quiconque aurait pu être soupçonné de sorcellerie ou de collaboration. Le moindre suspect était exécuté, sans aucune forme de procès.

» Lorsque ces campagnes militaires prirent fin, la population se chargea de les remplacer.

Elaena serait morte, si elle ne s’était pas enfuie.

Il y eut un silence.

Un long silence, que ni Nahel ni Elaena n’osa briser.

Un silence au cours duquel la présence du roi à leurs côtés semblait n’être plus qu’un détail insignifiant dans le déroulement de leur étrange épopée.

Un silence au cours duquel Nahel et Elaena tentèrent de rejoindre, de comprendre, d’accepter ce qu’ils venaient de découvrir.

Les Élémentaires ont été des tyrans. Ils ont bâti leur suprématie sur le sang et les larmes de leurs esclaves. Mais les tyrans chutent toujours, et ceux-là ont chuté, emportés par une avalanche assoiffée de liberté. La paix revient, mais la paix ne dure pas. Alors la Guerre de la Magie a déchiré le monde, éradiquant les descendants des tyrans, détruisant une fois pour toutes n’importe quelle forme de pardon, exécutant froidement ceux qui osaient rêver de sérénité.

Nahel frissonna malgré lui.

La tyrannie n’a jamais pris fin. Depuis la chute d’Élémentalis, la haine et la souffrance n’ont pas été abandonnées.

Elles ont simplement changé de main.

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