Chapitre 7-8

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Ce soir-là, Elaena n’avait pas mangé.

Ce soir-là, elle avait demandé à Nahel de la laisser seule.

Ce soir-là, elle avait sombré dans le sommeil aussitôt après avoir gagné son lit.

Cette nuit-là, toutefois, le sommeil dans lequel elle avait sombré ne la retint pas longtemps.

Car cette nuit-là, elle avait à porter tout le poids du passé, et de l’avenir.

Sous lequel elle céda rapidement.

Sous ce fardeau, elle disparut, pour ne laisser place qu’à une immensité de tourment, à un océan de peine.

À bout de forces, elle glissa de la chaleur de son lit. Elle s’effondra dans une mer froide, sombre, triste. Lorsque son visage émerge, lorsqu’enfin ses poumons s’emplissent d’une chaleur rassurante, lorsque sur la peau de ses joues se reflète la douceur du soleil, Elaena se laissa gagner par la commodité de la luxure, par le confort de l’abondance, par l’aisance du pouvoir et de la cruauté. Laissant ses paupières libérer la lumière du monde, elle vit s’étirer face à elle une éternelle lignée d’hommes et de femmes aux mains liées, aux pieds enchainés, aux épaules lacérées. Les esclaves versent d’innombrables larmes. Derrière eux, un cortège de sang mène droit à un volcan de cadavres. Devant eux, une procession de souffrance marche jusqu’au sourire satisfait d’Elaena ; jusqu’au fouet de foudre qu’elle abat sans relâche sur les âmes torturées ; jusqu’à la satisfaction couverte de boue et de sang qu’elle ne pouvait cesser de ressentir. À la mort qu’elle répand sans scrupules, au sang qu’elle verse de contentement, aux têtes qu’elle voit tomber de ravissement.

Derrière elle, une cité dont rien ne pouvait empoisonner la majesté.

Une cité qui, pourtant, périt dans les flammes de l’amertume.

De sa main, plus de foudre. Plus que du fer.

Elaena se vit enserrée de cordes et de chaines. Derrière elle, le luxe sombre dans le silence glaçant de la majesté brisée. Devant elle, l’éternelle descendance de la mort se rapproche, inlassablement. La torture se répand, les têtes roulent, le sang glisse dans sa direction, jusqu’à recouvrir ses pieds nus, jusqu’à se faire flammes aussi rouges que le crépuscule.

Flammes léchant sa peau, escaladant ses jambes, ensevelissant son corps.

Flammes creusant sa détermination, attisant son impuissance.

Flammes dévorant sa chair, liquéfiant ses joues ; devenues lames incandescentes, tranchant son cou en un impact furieux, en une douleur fulgurante.

Elaena hurle, mais son cri est étouffé par le poids de la souffrance, une mer de faute, un océan de honte.

Elle hurle, mais ne peut rien dire, rien appeler, rien entendre.

Elle hurla, mais elle est seule. Absolument seule, dans l’immensité du silence, dans la monumentalité de la mort, dans toute l’étendue du secret. Une étendue de jais, obscure, sinistre. Une étendue de ténèbres, et de sang. L’esprit d’Elaena s’affola. Elle ne respire plus, elle ne voit plus, elle ne crie plus. Elle sombre dans un flot visqueux, elle tombe à travers une mer écarlate. Son regard est brouillé, sa bouche engorgée, ses doigts englués. Elle inspire, mais seul le sang inonde ses poumons. Elle a l’impression d’imploser. Alors elle nage, nage encore, puise ses dernières forces pour tenter de regagner la surface ; mais le sang dans lequel elle se noie semble aussi solide que la pierre, ses bras semblent aussi faibles que ceux d’une enfant. Ses forces ont disparu, elle les a abandonnées, elle les a laissées s’enfuir jusqu’aux tréfonds de l’océan métallique, où elle les rejoint, immobile, léthargique, tel un cadavre glissant vers des tréfonds apathiques.

Elle est à nouveau petite fille, faible, impuissante, fragile ; mais toujours pas innocente.

Elle est à nouveau petite fille, seule, immobile, souillée de froid, agenouillée au cœur d’une forêt morte et rocailleuse.

Petite fille, arme au poing, arme au cœur.

Petite fille, en un craquement cauchemardesque, frappée d’un éclair mordant.

Elaena vit son corps brûler, elle le sentit exploser. Elle le sent se dissoudre en un océan de souffrance, en une avalanche de douleur. Elle désire que tout s’arrête, elle désire ne plus rien ressentir, car elle ne pouvait plus supporter l’atroce.

Mais l’atroce cessa.

De petite fille, elle retrouve son expérience.

Elle retrouve ses erreurs.

Elle aperçoit Elaena, elle la voit dans le miroir, elle l’observe dans ses yeux.

Elle la ressentait. Elle ressent le vent glaçant qui mord sa peau meurtrie, elle entend le vacarme incessant qui piétine ses oreilles vulnérables, elle voit le sang couler lentement le long de son torse maculé. Le sang ruisselle de son cœur, il glisse le long de sa poitrine, souille son ventre et son nombril, dévale ses cuisses et ses chevilles. Le sang inonde le sol froid, austère. Le sang recouvre la terre et la boue. Le sang ruisselle sans interruption, il coule aussi longtemps qu’il le désire, il s’écoule comme d’une cascade. Le sang s’accumule à ses pieds, il les couvre de sa chaleur, il les emplit de sa dureté. Il tapisse la plaine, il ensevelit les collines, il enterre les arbres. Il inhume les cadavres, les corps couverts de plaies et de détresse. Des corps familiers, des corps qui l’assaillent comme des fantômes. Papa. Layne. Nahel. Leurs membres se disloquent un à un. Leurs visages se plissent en une transe d’effroi. Ils disparaissent dans son propre sang. Ils se noient dans sa propre souffrance. Papa. Layne. Nahel. Ils périssent de ce que déverse son cœur, ils succombent à son supplice.

Ils ne sont plus là.

Elaena est seule au cœur de l’étendue de son sang qui la recouvre jusqu’aux chevilles, jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille. Le sang ruisselle de son cœur, il s’écoule de ses oreilles, de ses yeux, de son nez, de sa bouche. Elaena cessa de respirer. Le sang ruisselle le long de ses joues, de son cou, de ses bras. Elaena inspira, mais n’inspire que le sang. Sa peau, déjà pâle, blanchit comme la mort ; ses cheveux, de leur noir profond, virent au cendré et au blanc ; ses yeux, plissés par la douleur, s’étrécissent.

Tout disparait. Il ne reste plus qu’Elaena. Elaena, et une ombre qui fond droit sur elle. Une silhouette qui, aussitôt, se trouve face à elle, contre elle, en elle. La silhouette sourit. Dégage de son visage sa chevelure rouge.

La silhouette est Elaena.

Elaena tremble de peur. Elle exhibe un sourire malsain.

Elle sent la terreur l’envahir. Approche son sombre visage du sien.

Elle sent son souffle contre sa joue. Dépose une langue acérée contre sa lèvre, une main glacée contre son ventre.

Elle ne peut bouger. Pose contre son cœur une lame de métal, arrache d’un geste immédiat la perle de son cou.

Elle se sent faillir. Enfonce la lame à travers sa peau.

Elle est accablée par le mal. Sur ses cheveux rouges naissent deux cornes de pierre, surgissant à travers la peau et le crâne, dégoulinant d’un sang d’ébène.

Le couteau la traverse de part en part. La douleur l’abat. La mort la nargue.

Elaena hurla.

Elaena sourit.

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