Chapitre 8-2
Terryos referma le livre dans lequel il était si profondément immergé. S’il y avait bien une chose qu’il détestait par-dessus tout, c’était d’être interrompu dans une lecture passionnante. Quand le devoir l’appelait, pourtant, il ne pouvait s’y soustraire. Et, après tout, cette lecture-ci n’était pas véritablement passionnante. Il se sentit presque soulagé qu’Elaena le force à s’en extraire, car il éprouvait bien des difficultés à le faire par lui-même, quand bien même ce n’était que par habitude.
En retard, une fois de plus. La petite novice passait le voir régulièrement, depuis son arrivée à la Forteresse d’Argent. À sa demande : il savait sa condition délicate, depuis qu’il avait découvert la pierre de puissance qu’elle avait toujours portée autour du cou, et d’autant plus depuis que l’une de ses cicatrices, celle qui se trouvait au niveau de son cœur, saignait à nouveau. En outre, d’après les témoignages de Nahel, les terreurs nocturnes qui la secouaient parfois ne se montraient pas tendres avec son esprit. Il ne pouvait se permettre de négliger l’aspect psychologique de sa santé, tant Laciel avait besoin qu’elle demeure en pleine possession de ses moyens pour remplir sa mission.
Elle est toujours en retard. Depuis le premier incident, lors duquel elle avait détruit une bonne partie de sa chambre, Elaena avait été déplacée dans une pièce dépourvue de bois et de tout ce qui aurait pu s’embraser, à l’exception des draps nécessaires au sommeil confortable. De plus, la garde se tenait sans cesse prête à intervenir dans l’éventualité où son pouvoir élémentaire se déchainerait une nouvelle fois. La novice n’avait pas été ravie par ces mesures, mais comme Nahel avait exigé que sa propre chambre demeure toujours à côté de la sienne, elle avait fini par y céder. Après tout, c’était plus sûr ainsi, quand bien même ces épisodes imprévisibles semblaient s’être calmés depuis quelque temps. Terryos pourrait même envisager de lui rendre une chambre plus cossue dans l’éventualité où cette évolution venait à se poursuivre.
Plus d’une heure. Terryos était d’un naturel calme et mesuré. Mais le manque de ponctualité décomplexé de sa patiente avait le don de l’agacer.
— Tu es en retard, jeune fille.
Pourtant, même agacé, Terryos n’avait jamais été capable de durcir le ton de sa voix. Voici sans doute la raison pour laquelle elle m’accorde si peu de considération.
— Mon entrainement s’est un peu éternisé.
Cela, Terryos aurait pu le deviner. D’une part parce que c’était toujours le cas, tant le professeur Grimsen était incapable de se conformer aux horaires qui lui étaient imposés. D’autre part parce que son odorat ne le trompait jamais, et la vigoureuse senteur de transpiration qui émanait de la novice ne pouvait mentir.
— J’aurais apprécié que tu fasses ta toilette, avant de venir me voir.
— J’étais déjà en retard.
Elle a décidément réponse à tout. Terryos souffla imperceptiblement. Puis il se leva pour faire face à Elaena.
— Ne perdons pas davantage de temps, annonça-t-il. Comment se passent tes entrainements ?
— Très bien.
— T’arrive-t-il de ressentir des douleurs, d’avoir des vertiges, de faiblir de quelque manière que ce soit ?
— Seulement quand on me frappe.
— Pas de douleurs cardiaques ?
— Toujours pas.
— Pas de blessures ?
— Pas plus que d’habitude.
Manifestement, ces questions l’exaspéraient. Il les lui posait au moins chaque semaine, et ses réponses étaient toujours identiques.
— Bien, dit Terryos comme pour couper court à son éternel examen. As-tu fait des cauchemars, depuis la dernière fois ?
— Rien d’inhabituel.
Terryos s’impatienta à son tour.
— Sois plus précise, je te prie. As-tu vu le démon ?
— Non. Et la foudre s’est tenue tranquille, si c’est ce que vous voulez savoir. Plus d’accident depuis cinq semaines. Je porte votre pierre de puissance dès que je me couche. Quand pourrai-je retourner dans ma chambre ?
— Quand je le jugerai possible. Sois patiente.
— Je ne fais presque plus de cauchemars.
— Mais tu en fais encore.
— Comme tout le monde, il me semble.
Elaena était visiblement bien plus agacée que ne pouvait l’être Terryos, même face au retard le plus déraisonnable. Peut-être devrais-je réduire le nombre de nos séances. Son état semble de plus en plus stable, ces derniers temps. Il n’est sans doute plus nécessaire de tant la tenir à l’œil. Mais dans l’immédiat, elle était là.
— Une dernière chose, déclara-t-il. Comment se porte ta cicatrice ?
— Merveilleusement bien.
— Voudrais-tu bien me la faire voir ?
— Elle n’a pas changé, depuis la semaine dernière, répondit-elle, toujours plus visiblement exaspérée. Ça fait des jours qu’elle n’a pas saigné.
— Elaena, ne fais pas l’enfant.
Elaena soupira, bien plus bruyamment que ce qui aurait été nécessaire, assurément. D’un geste vif mais sans doute peu indifférent, elle dégagea son habit et détourna le regard. Terryos aurait pu blâmer son attitude, bien plus souvent détestable que désirable, mais il se contenta de porter sur le stigmate rougeâtre un regard des plus consciencieux. Il y glissa un doigt, qu’il tenta de faire le plus doux possible, et constata qu’en effet, la plaie était solidement refermée. Elle n’a pas menti, cette fois. Elaena n’hésitait généralement pas à détourner la vérité, dans l’espoir, toujours vain, d’écourter autant que possible ses consultations avec le conseiller et médecin. Terryos l’avait rapidement compris, c’est pourquoi il insistait toujours pour observer directement les plaies dont elle s’était couverte, en particulier celle qu’elle portait au milieu de la poitrine depuis plusieurs années et qui s’était inexplicablement ravivée. Il le savait, Elaena détestait se confier, tant par son corps que par son esprit. Il m’a fallu tant débattre pour qu’elle me raconte enfin le cauchemar qui l’a bouleversée. Quant à cette cicatrice qui avait à nouveau saigné, outre qu’elle a longtemps hésité à la lui montrer, elle ne lui en avait jamais révélé l’origine. Assurément, la plaie remonte à plusieurs années. Quatre ans, peut-être cinq. Elle devait être une enfant, alors. J’ignore ce qui a pu provoquer une plaie aussi tenace, mais cela ne devait pas être une banale éraflure. Terryos soupira, bien plus calmement, et s’écarta. Aussitôt Elaena laissa son vêtement reprendre sa place. Elle doit avoir une bonne raison pour refuser si fermement de m’en parler. Mais, après tout, l’origine de la blessure importe peu. L’important désormais est d’en surveiller l’évolution : une plaie éteinte ne devrait pas resurgir spontanément, comme celle-ci l’a pourtant fait. Il doit assurément y avoir une question à laquelle je n’ai pas trouvé réponse.
— Je peux y aller ? lança Elaena, l’enlevant à ses pensées, le faisant presque sursauter.
— Hm ? Oui, tu peux disposer, merci.
Sans demander son reste, la novice se retourna et se dirigea rapidement vers la porte. Avant qu’elle ait pu disparaitre dans les infinis couloirs de la Forteresse d’Argent, Terryos l’interpella une dernière fois.
— Repasse me voir en cas de nouvelle instabilité, déclara-t-il. Tu peux retrouver ta chambre, mais porte toujours la pierre de puissance que je t’ai donnée. Chaque nuit, sans faute.
Elaena acquiesça sans un mot. Alors qu’elle poussait la porte du laboratoire, Terryos devina le léger sourire qui se dessinait sur son visage.
— Et va prendre un bain, par les dieux.
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