Chapitre 8-3
Jamais Elaena n’avait pris tant de plaisir à se plonger dans un bain.
Lorsqu’elle était enfant, elle vivait davantage ce rituel sinon comme une punition, du moins comme une corvée à laquelle elle se soustrayait dès que cela lui était possible. Son père avait passé maintes soirées à tenter, parfois en vain, de la convaincre de s’immerger le temps d’une toilette ; lorsqu’elle avait rejoint l’Académie Militaire d’Azur, ce fut Nahel qui reprit cette difficile fonction, peu ravi à l’idée de trop longtemps côtoyer le parfum de son effort.
Pourtant, depuis qu’elle avait entamé sa formation à la Forteresse d’Argent, elle avait trouvé là une nouvelle occasion de détendre son corps rudoyé par des heures d’entrainement, ainsi que son esprit martyrisé par lui-même. Elle profitait pleinement de ces instants lors desquels elle jouissait enfin d’une véritable retraite, reposant ses muscles et ses articulations en les enveloppant de l’eau chaude, éteignant son esprit en le plongeant dans un silence imparfait mais rassurant. Car, depuis que la routine de la Forteresse d’Argent dictait le cours de ses journées, Elaena se sentait apaisée. Enfin vivait-elle sans trop craindre l’avenir, sans trop redouter le passé. Enfin n’était-elle plus victime de la solitude. Enfin pouvait-elle se reposer.
Comme c’est doux.
Les pensées revenaient toujours, hélas. Elles ne pouvaient la laisser vivre, si elle ne s’en donnait pas une peine éreintante. Parfois, elle parvenait à les chasser, le temps de quelques inspirations réconfortantes, alors que tout autour d’elle l’eau devenue brûlante semblait caresser tendrement la surface de sa peau. Son esprit sombrait dans un océan de bien-être, en une douceur dont jamais elle n’avait auparavant fait l’expérience. Vidé de son anxiété, purgé de ses angoisses, il n’était plus qu’une étendue de calme, un havre de paix précaire qu’elle savourait autant qu’elle le pouvait. Un silence duquel ses intrusives pensées étaient chassées dès qu’elles faisaient mine d’y renaître. Plongée dans la relative obscurité de ses paupières, Elaena avait alors l’impression de sombrer à travers la matière elle-même, de tomber doucement sans jamais quitter sa place, de flotter au gré de la brise, telle une plume. Ses sensations semblaient fondre avec elle, comme si son corps, avec son esprit, s’était soustrait aux lois de ce monde. Elle cessait de distinguer ce qui l’entourait, elle cessait de percevoir la chaleur de l’eau autour d’elle. Plus de douleurs, plus de tourments. Seulement sa propre plénitude.
Certaines fois, elle était brutalement tirée de son repos. Mais ce jour-là, elle s’en laissa glisser aussi subtilement qu’une feuille d’automne se pose sur l’herbe encore verte. En douceur, elle regagna son corps et son esprit, elle retrouva ses sensations. Écartant lentement ses paupières, elle laissa ses pupilles s’accoutumer à la faible lueur de la pièce. Remuant doucement ses doigts engourdis, elle ressentit l’eau froide lécher chaque recoin de sa peau. Elle ne savait pas combien de temps elle était demeurée immobile : là où elle s’était rendue, le temps n’avait pas d’importance.
Un sourire apaisé se glissa sur son visage.
Je suis contente que Terryos me laisse un peu d’air.
Lorsqu’elle s’agita, l’eau tiède la fit frissonner.
Le voir chaque semaine, c’est vraiment pénible.
Elle se leva, quitta la bassine et se saisit de la serviette qui se trouvait là.
Il fait froid.
Elle enfila un long peignoir dont la teinte bleue paraissait éclatante, même dans la subtile pénombre de la pièce.
Il se préoccupe bien trop de ma santé. Je vis depuis que je suis née, il n’y a aucune raison que ça se passe moins bien tout à coup.
Elle glissa ses pieds dans de douces pantoufles.
Et puis, cette cicatrice qui se réouvre, ça n’a rien de si exceptionnel. Ça doit arriver à tout le monde, c’est certain.
Elle se dirigea vers la porte de bois, en fit pivoter le loquet, et l’ouvrit d’un geste.
Oui, je fais des cauchemars. Tout le monde fait des cauchemars. Dans mon cas, il y a aussi la foudre. C’est pas de chance, voilà tout.
D’un pas, elle rejoignit sa chambre, à l’autre bout du couloir.
Ma chambre.
Elle se surprit à la désigner ainsi. Après tout, je n’y ai pas tant séjourné. Pourtant, lorsqu’elle pénétra dans la petite pièce, où elle trouva l’entièreté de ses rares effets personnels ainsi que ceux qui lui avaient été offerts, elle fut saisie d’une étrange satisfaction, d’une étonnante impression de satiété.
Elle aimait la fin de la journée, lorsque le soleil ne chauffait plus le ciel.
Elle aimait le repos qui suivait l’effort, après avoir abandonné ses impuretés dans l’eau brûlante.
Elle aimait s’allonger sur son peignoir molletonné et se replonger dans l’un des ouvrages empruntés au professeur Grimsen ou à la Très Grande Bibliothèque de la Forteresse d’Argent.
Elle aimait cette nouvelle routine. Elle aimait ce nouveau confort. Elle aimait cette nouvelle vie.
Y ai-je vraiment droit ?
Elle aurait pu vivre ainsi jusqu’à la fin de ses jours.
Je suis si loin encore de mon objectif.
Elle aurait voulu demeurer dans ce lieu des années encore.
Ils me trouveront, un jour ou l’autre.
Elle l’aurait tant voulu.
Je dois les trouver, avant qu’ils ne me trouvent. Je dois les tuer, je dois venger, je dois…
Elle s’effondra sur le lit, serrant sa tête entre ses mains.
Cesse de penser au pire. Cesse de penser. Cesse, cesse.
Elle souffla, massa ses tempes, s’allongea sur le dos. Son regard se posa sur le plafond de la chambre. Au-dessus de son lit, les planches de bois semblaient plus éclatantes que les autres.
Elaena souffla encore. Elle ferma les yeux et porta sa concentration sur le rythme de ses inspirations. Aussitôt, elle sentit son esprit s’apaiser. Autant qu’il le pouvait. Elle souffla, encore, doucement.
Glissant ses doigts le long de son collier, elle manipula la petite perle qui trônait toujours à son extrémité.
Plus de cauchemars.
Puis elle effleura la petite cicatrice qui trônait toujours contre son cœur.
Un jour, tout ira mieux.
Trois petits coups contre la porte de sa chambre la tirèrent de son recueillement.
Ses paupières s’ouvrirent en grand, mais elle ne dit rien.
Trois autres coups.
Elle ne dit toujours rien.
— Elaena ? dit la voix de Nahel. Tu es là ?
Alors seulement Elaena se redressa.
— Oui, répondit-elle en ajustant son peignoir molletonné, je suis là, annonça-t-elle en arrangeant tant bien que mal ses cheveux ébouriffés.
Aussitôt, la porte s’entrouvrit, et Nahel glissa dans l’intervalle un visage particulièrement chaleureux et rayonnant. Sans piper mot, il sourit. D’un sourire qui se faisait de plus en plus large, sans s’arrêter.
La situation était si loufoque qu’Elaena ne put retenir l’hilarité qui rapidement se changea en un sincère fou rire.
Ses doutes et ses questions s’étaient d’un coup évaporés.
— Habille-toi, lui dit Nahel, qui n’avait pas cessé de sourire.
Elaena tenta vainement de calmer son euphorie retrouvée.
— J’ai quelque chose à te montrer, continua-t-il. Je te laisse cinq minutes.
D’un clin d’œil, il disparut derrière la porte et la referma en un léger claquement.
Elaena ne riait plus. Désormais, seule la curiosité la guidait. Une curiosité qui aurait pu paraitre insatiable.
Alors elle se leva et ouvrit la petite penderie qui se trouvait non loin de son lit. Elle quitta son peignoir molletonné et choisit les plus jolis vêtements qu’elle possédait.
De ceux qui plairaient assurément à Nahel.
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