Chapitre 8-4
Elaena avait depuis longtemps renoncé à percer cette troublante énigme. Pourtant, dès qu’elle eut replongé dans les insondables corridors qui serpentaient sans logique ni cohérence dans la forteresse, ses soupçons avaient aussitôt resurgi : cet endroit est très certainement ensorcelé. Au cours des derniers mois, sa vie avait été rythmée par un enchainement de quelques salles et couloirs, qu’elle retrouvait sans cesse au fil des jours et des semaines, en une routine si restreinte qu’elle avait semblé détachée des événements survenus lors de son arrivée. Nous sommes ici depuis plusieurs mois, et je n’ai pas encore eu l’occasion de partir explorer au-delà des terrains d’entrainement et de la bibliothèque. Elle sourit pour elle-même : je ne prends pas même le temps de dormir suffisamment, alors crapahuter dans tout le château…
D’un geste silencieux, Nahel lui fit signe d’interrompre sa course. Elaena s’immobilisa, tapie dans l’obscurité d’un recoin quelconque. Quelqu’un vient, se dit-elle, et aussitôt quelqu’un passa, sans doute un messager ou un domestique, mais peu importait en réalité. Dès que la voie fut à nouveau libre, Nahel reprit sa clandestine progression à travers les couloirs. Elaena lui emboita le pas, demeurant à tout instant dans son plus proche sillage, comme s’ils se déplaçaient d’un seul mouvement. Glissant ainsi comme un souffle, on eût dit le vent lui-même.
C’est comme à Azur, se dit-elle, lorsque nous explorions les bas quartiers à la recherche d’informations. Elle se surprit à se sentir nostalgique de ces épopées, de ce temps perdu de l’Académie, de cette époque qui lui semblait être celle de l’insouciance. Elle regrettait ces escapades dangereuses en compagnie de Nahel, elle regrettait les cours ennuyeux, les entrainements nocturnes, les repas sommaires dans le réfectoire bondé de novices bruyants. Elle regrettait tout cela, pourtant elle savait que sa nouvelle situation était bien meilleure, bien plus confortable, bien plus avantageuse. Elle savait qu’elle avait davantage progressé en quelques mois qu’au cours de l’entièreté de son séjour à Azur, qu’elle se trouvait désormais en meilleure compagnie, en plus grande sécurité, en de plus savoureux repas. Alors pourquoi regretter ce passé ? Elle l’ignorait, l’esprit garde bien ses secrets, et elle décida que les découvrir ne devait pas être une priorité.
Car, à cet instant-là, elle s’amusait terriblement. Son visage ne pouvait se défaire du large sourire qui l’illuminait depuis le début de leur incartade. Elle savait, du moins supposait-elle, que les conséquences seraient anodines s’ils étaient découverts. C’était comme s’ils étaient devenus des enfants, auxquels on n’infligerait pas davantage qu’une réprimande innocente, une petite tape sur le dos de la main.
Tant de légèreté la rassurait, la soustrayait à ses responsabilités nouvelles, lui offrait un véritable répit.
Nahel abandonna soudain sa méfiance, sa discrétion. De voleur craignant d’être surpris à chaque détour, il passa à garçon quelconque indifférent de sa situation, sans aucun doute parce qu’il devait être dans son droit, par conséquent n’était-il assurément pas nécessaire d’interroger sa présence.
Elaena suivit son exemple, car elle savait qu’il était réfléchi : ils n’étaient plus dans les étroits couloirs des quartiers militaires et des dortoirs des soldats, ils avaient quitté l’obscurité des allées sans fenêtres, des murs clairsemés de portes et de couleurs. Désormais, ils se trouvaient au cœur d’une très charmante promenade, bordée d’arbres, de lampadaires, de bancs, de fontaines, de boutiques, de bars. Au-dessus, un ciel couvert d’étoiles, Elaena n’aurait pas été capable de dire à quel moment ils avaient quitté les plafonds de la forteresse. Tout autour d’eux régnait une bonne humeur presque palpable, se pressait une foule bruyante, animée, amusante — majoritairement des hommes, mais aussi des femmes et même quelques enfants. Elaena, si elle savait qu’elle aurait pu le déduire bien plus tôt, n’avait pas imaginé que la Forteresse d’Argent puisse abriter tant de monde. Et ce n’est sans doute qu’un aperçu de sa population. Cet endroit est une véritable ville.
Émerveillée par ce qu’elle découvrait, elle ne savait pas où poser son regard. Jetant un bref coup d’œil à Nahel, elle comprit qu’il se trouvait dans une situation identique et que, s’il avait initié cette escapade, il ignorait parfaitement où elle allait les mener.
Loin de s’en effrayer, Elaena s’en amusa. C’est si beau, se dit-elle, je ne peux laisser mes angoisses ternir ce moment, pour une fois. Elle décida de s’y tenir autant que possible. Alors elle laissa son regard vagabonder le long de l’avenue et son ouïe s’imprégner du brouhaha infatigable qui s’en évadait. Emportée par le flux des passants, elle ne put demeurer sur place bien longtemps.
Alors elle sentit la douce main de Nahel saisir la sienne et l’emporter à travers l’ivresse de la soirée. Il l’emporta, elle s’abandonna à sa course, elle se laissa guider par sa chaleur, elle oublia tout ce qui ne concernait pas ce moment, car ce moment était tout. Il l’emporta, puis soudain s’arrêta.
Face à eux, une devanture aussi chaleureuse qu’elle était sinistre, aussi étrange qu’elle était banale. La devanture d’un bar, le plus singulier de toute la promenade, de ceux que l’on ne remarque pas et qui pourtant détonnent singulièrement dans la joyeuseté routinière. Une devanture qui, si l’on y prêtait davantage attention, aurait pu paraitre vivante, animée d’un regard sombre, vaguement accusateur, lorgnant les rares téméraires qui osaient la mettre au défi. Qui osaient mettre un pied dans ce bar si singulier, empli de paradoxes, authentique énigme à part entière.
— Nous sommes arrivés, souffla Nahel.
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