Chapitre 8-5

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Le bar paraissait tout aussi curieux par sa devanture que par l’atmosphère qui régnait à l’intérieur : l’ambiance était lugubre, le mobilier rustre, la décoration globalement sinistre. Quelques tableaux moroses, plancher criard, couleurs ternes. Et un cruel manque de lumière, qui plongeait l’endroit dans une demi-pénombre face à laquelle Nahel eut à se laisser un instant.

Pourtant, comme pour contredire son apparence, il semblait régner dans cet étrange bar une humeur joyeuse et bienveillante. Aussitôt qu’ils y furent entrés, Nahel et Elaena se sentirent gagnés par une agréable euphorie. De moins en moins hésitants, ils laissèrent leur attention vagabonder le long de l’amusante cohue, des fêtards manifestement ivres, de l’orchestre désinvolte, du bar et de l’homme qui soutenait leur regard sans cesser de frotter nonchalamment une tasse déjà reluisante.

— Bienvenue, jeunes gens, dit-il d’une voix calme dès qu’il eut gagné leur considération.

Les jeunes gens en question s’adressèrent un regard bref, surpris, enjoué, puis s’avancèrent dans la direction du bar et prirent place sur les petits tabourets.

L’homme sourit.

— Je ne vous ai jamais vus, par ici. Vous êtes nouveaux ?

Nahel ne dit rien. Sans doute lui révéler leur histoire ou leur origine n’était-il pas une idée judicieuse.

— Nous ne voyons pas souvent de nouvelles têtes.

Le tenancier se montrait tout à fait sympathique, en dépit des apparences. Il était plutôt âgé, mais distingué. Fier, sans doute. Ses yeux, qui reflétaient sa bienveillance manifeste, semblaient se poser à la fois sur Nahel et sur Elaena, sans avoir besoin de voyager de l’un à l’autre ; des yeux étranges, aux reflets verdâtres indescriptibles, tout par ici est inédit. Comme s’il venait de les faire apparaitre par un sortilège, yeux-verts posa devant les jeunes gens deux grandes tasses élégamment décorées, emplies d’une drôle de boisson aux reflets violets, comme Nahel n’en avait jamais vu, goûté ou même soupçonné. Elaena non plus, en jugea-t-il par le regard aussi curieux que paniqué qu’elle lui lança.

— La Mort Pourpre, annonça le serveur. Modeste présent à de nouveaux comparses.

D’un air amusé, il posa sur Elaena un regard particulièrement insistant.

— Ne vous en faites pas, il n’est pas aussi terrible que son nom, ou sa couleur, peuvent le suggérer.

— Merci.

Nahel observait la boisson avec circonspection alors qu’Elaena y trempait déjà des lèvres timides, subitement moins méfiante. Du coin de l’œil, il guetta sa réaction, dont il ne fut pas certain de bien comprendre la signification : si le pétillant de ses yeux laissait suggérer qu’elle trouva dans la Mort Pourpre une compagne de soirée intéressante, la langue qui jaillit de sa bouche alors qu’elle secouait vigoureusement la tête aurait pu laisser penser le contraire. Sans attendre néanmoins, elle reporta la boisson à ses lèvres et avala une nouvelle gorgée, le regard pétillant, la tête tremblante, puis recommença une nouvelle fois, le visage éclairé par un discret sourire.

Nahel ne parvenait pas à en défaire son regard, elle si belle, charmé par ses mimiques, tellement mignonne, hypnotisé par les étoiles de ses sombres yeux. Il avait oublié le bar, il avait oublié sa propre boisson, il avait oublié l’homme qui attendait sans doute impatiemment qu’il y goûte à son tour. Seule comptait Elaena, du moins jusqu’à l’instant où elle lui rendit son regard, rivant sur lui des yeux pleins d’espièglerie, des yeux qui lui lançaient un défi, goûte, disaient-ils, nous verrons si tu ne réagis pas de manière aussi adorablement ridicule.

Alors Nahel goûta. Elaena s’esclaffa.

Ils burent ensemble, tirant la langue, secouant la tête, avec un plaisir certain.

Jusqu’à ce que le serveur les tire de leur complicité.

— Connaissez-vous, jeunes gens, l’histoire de la sirène de Kernel ?

— Ça n’existe pas, les sirènes, répliqua sitôt Elaena.

— Que l’on y croie ou non, mademoiselle, là n’est pas la question. L’essentiel est d’en tirer des leçons. Laissez-moi vous conter cette célèbre légende.

Nahel n’avait nulle envie de refuser. Elaena non plus, de toute évidence.

— L’histoire est celle d’un matelot. Un jeune homme, presque encore garçon. Et, comme beaucoup de garçons, il rêvait d’aventures et de découvertes. Alors il offrit ses services au capitaine d’un navire. Il se dit prêt à nettoyer le pont, à récurer les cales, à monter la garde et à servir à boire aux marins, seulement contre le droit de naviguer à leurs côtés. Le capitaine accepta ; ainsi le jeune homme, presque encore garçon, partit à l’aventure au cœur des mers et des océans.

» Il se fit rapidement à la vie marine. Le vaisseau sur lequel il avait élu domicile était un navire de commerce, qui voyageait sans cesse d’une terre à une autre, chargeant ses cales de marchandises aussi diverses que parfois incongrues. Bientôt il eut visité presque toutes les mers, presque tous les pays, presque tous les ports de Tercania. Presque, car le capitaine prenait toujours soin d’éviter les alentours d’une île, celle que l’on nomme Kernel. Il l’évitait toujours, mais un jour il ne put pas l’éviter, car l’argent est roi dans sa profession, et quelqu’un lui en offrait une immense quantité pour qu’il accepte de s’aventurer en mer de Kernel. Alors il accepta. Cette mer était la hantise de tous les marins, même des plus téméraires. On disait ces eaux chaudes infestées de monstres et de créatures aussi hideuses que dangereuses : krakens aux tentacules démesurés, sirènes aux voix dangereusement envoûtantes, requins géants mangeurs de bateaux. Plus d’un navire avait sombré dans ces eaux dangereuses. Rares étaient ceux qui se risquaient encore à s’y aventurer.

» C’est pourtant ce que le jeune homme, presque encore garçon, s’apprêtait à faire. Peu superstitieux par nature, peu crédule par choix, la perspective de rencontrer d’abominables monstres marins ne l’effrayait guère. Pas autant, du moins, que la raison aurait pu le suggérer. Au cours de la première nuit qu’il passa au cœur de la mer de Kernel, alors qu’il était sorti prendre l’air sur le pont, il surprit une jeune sirène qui nageait calmement aux abords du navire. Peu superstitieux par nature, peu crédule par choix, il ignora les légendes et se pencha par-dessus le balcon pour saluer le monstre.

» Le monstre, il le trouva fort paisible. Et surtout, il trouva la sirène fort belle. Jamais il n’avait vu une jeune fille aussi belle que celle qu’il avait devant les yeux : elle avait une peau bleutée qui se fondait dans la teinte de l’eau, un visage angélique qui rappelait celui d’une douce enfant, de petits yeux profonds presque irréels, des cheveux luisant même dans l’obscurité, une longue queue couverte d’écailles rosâtres, et le sourire le plus bienveillant qu’il aurait pu imaginer. Lorsqu’ils mêlèrent leurs regards, il sut qu’il en était tombé amoureux. Il sut qu’il donnerait tout pour la revoir.

» Et il la revit, chaque nuit. La sirène, elle aussi, était tombée éperdument amoureuse du jeune matelot. La quatrième nuit, alors que le navire s’approchait de l’île de Kernel, la sirène surgit une nouvelle fois à la surface. Mais, cette fois, elle n’y trouva pas l’élu de son cœur. Elle n’y trouva qu’un harpon qui fondit sur elle, si vivement qu’elle ne put l’éviter et qu’il transperça son épaule. Trainée sur le navire, parmi les rires victorieux des marins, une seule chose l’accablait : l’élu de son cœur se trouvait là, ligoté autour d’une potence, le visage couvert de sang, le nez brisé. Il la regardait, l’air triste, les yeux noyés dans les larmes.

» Mais les marins ignoraient ce qu’il advient d’une sirène privée de l’eau dont elle a besoin pour demeurer sirène. Avant qu’ils ne puissent s’en rendre compte, la demoiselle à l’air angélique et innocent se changea en une créature monstrueuse. Des jambes musclées remplacèrent sa queue, des écailles grises recouvrirent son corps entier, des cornes poussèrent sur sa tête. Ses cheveux devinrent noirs et au bout de ses doigts naquirent d’immenses griffes. Sur son dos poussèrent deux immenses lames pareilles à des ailes seulement capables de la porter jusqu’à ses victimes.

» Les marins, pris de panique, fuirent ou attaquèrent. Mais en vain : aveuglée par la colère et l’amour, la sirène les massacra tous. Elle griffa leurs torses, lacéra leurs visages, trancha leurs membres. Sa folie fut telle qu’elle ne savait pas combien de temps elle avait duré. Lorsqu’elle revint à elle, tous étaient morts, tués par ses griffes et ses coups. Tous, y compris le jeune matelot, l’élu de son cœur. Submergée par le chagrin et la colère, la sirène ne parvint pas à retrouver sa forme douce et tranquille. Errant depuis lors sous les traits de ce terrible monstre, elle s’attaque sans cesse aux navires qui traversent la Mer de Kernel, incapable d’oublier les actes des avides marins. Quiconque croise la route de la sirène endeuillée ne peut espérer le raconter, car son existence tout entière est vouée à la mort et à la souffrance.

L’homme aux yeux étranges se tut. Nahel et Elaena, un instant immobiles, échangèrent un regard circonspect.

— C’est triste, dit simplement Elaena.

— En effet.

— D’où vient cette histoire ? demanda Nahel.

L’homme sourit.

— D’ici ou de là-bas, qui sait. Les histoires voyagent avec ceux qui les racontent et les font vivre. Elles n’appartiennent à aucun lieu, à aucune époque.

Il y eut un silence. La main d’Elaena se posa sur celle de Nahel en une étreinte invisible. L’homme observait les jeunes gens de ses yeux verts.

— Profitez de la soirée, dit-il en désignant la salle derrière eux. Il y a de la place pour tout le monde.

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