Chapitre 9-1
Lorsque Nahel s’éveilla ce matin-là, la première chose qu’il vit fut le visage d’Elaena, doux, paisible, baigné de sommeil. La première chose qu’il sentit fut sa chaleur, son corps blotti contre le sien comme s’il y avait toujours été.
Aussitôt les échos de la nuit qu’ils venaient de passer ensemble surgirent dans sa mémoire, et avec eux le souvenir de toute la passion qu’il avait ressentie. Jamais auparavant il n’avait vécu quoi que ce soit de tel. Jamais une émotion n’avait pris cette ampleur dans son esprit, jamais il n’avait fait l’expérience d’un amour pareil à celui qu’il éprouvait pour Elaena. Cet amour-là, il en était persuadé, durera toujours.
Le sommeil d’Elaena semblait paisible, ses expirations douces, son visage bercé d’un sourire invisible. Nahel aurait voulu rester des heures encore à ses côtés, la regarder dormir, la sentir contre lui, comme s’ils étaient unis pour toujours. Mais la Forteresse d’Argent n’attendait pas, et le professeur Grimsen savait se montrer impatient. Alors, comme le jour perçait doucement à travers les rideaux de sa petite chambre, Nahel s’agita doucement, tirant Elaena de son repos, l’appelant à contrecœur à rejoindre la routine au détriment du paisible. Alors qu’elle ouvrait un œil timide, qu’elle laissait échapper un sourire charmé, qu’elle s’étirait en arrangeant ses cheveux ébouriffés, Nahel l’observait, se délectant de chacun de ses mouvements. Même des plus subtiles.
Un jour, se dit-il, quand tout cela sera terminé, quand enfin nous aurons la paix, je la demanderai en mariage.
Et nous serons heureux.
Wynegarliam courait à perdre haleine. Certes, il courait toujours à perdre haleine, tel est mon métier, après tout, courir à perdre haleine, traverser la forteresse dans un sens puis dans un autre, aussi vite que possible. Cette fois-là, pourtant, il lui semblait qu’il courait plus vite encore qu’à son habitude. Il le faut bien, que diable ! Ce message est d’une importance capitale. Il s’agit sans aucun doute, pas le moindre !, du message le plus important, et de loin !, qu’il ne m’ait jamais été donné de transporter. C’est inouï, une chance inespérée de faire mes preuves, de leur prouver à tous que je suis bel et bien digne d’un véritable messager ! Enfin vont-ils tous cesser de me désigner comme l’apprenti, comme le petit jeune, comme le dernier arrivé à qui il incombe de tout découvrir, de tout apprendre, je n’en peux plus ! N’ai-je pas suffisamment donné de ma personne ? N’ai-je pas porté suffisamment de messages bien peu importants ? Fini, de renseigner le roi à propos de la météo. Place aux affaires d’État, à l’espionnage, aux déclarations de guerre ! Wynegarliam jubilait, bien que le protocole réfrénait ce genre d’attitudes, un messager se doit de toujours se montrer neutre, stoïque, si indifférent au contenu des messages qu’il transporte qu’il devrait être impossible d’en deviner ne serait-ce que le ton. À cet instant, néanmoins, Wynegarliam était loin de se montrer neutre, et encore moins stoïque. Peu importe, se disait-il, oui, peu importe, personne ne croirait à ce message même s’il était découvert avant de parvenir jusqu’au roi. C’est si insensé ! Il blêmit. Ne serait-ce qu’un exercice ? Après tout, si c’était vrai, pourquoi charger un apprenti comme moi de véhiculer un tel message ? Une information d’une si haute importance ? On ne la confierait pas au premier messager venu ! On en chargerait le meilleur de tous les messagers, le plus expérimenté, le plus rapide, le plus vif de corps et d’esprit ! On en chargerait un messager dans lequel on accorde une confiance aveugle ! Il blêmit plus encore. Cela veut-il dire qu’ils me considèrent réellement comme l’un des leurs ? Qu’ils me jugent si digne d’eux qu’ils acceptent de me confier ce genre de déclarations ? Assurément, c’est cela ! Ou alors c’est un exercice. Dans les deux cas, il me faut délivrer ce message au roi, aussi vite que possible ! Car si c’est un exercice, alors je me dois de le réussir haut la main, et si ce n’en est pas un, alors le roi doit savoir…
Le flot de ses pensées fut soudainement interrompu. Ses pas, plus rapides qu’ils ne l’avaient jamais été, l’avaient conduit sans qu’il s’en rende vraiment compte jusqu’à l’entrée de la salle du trône de Saphir. Sans adresser un regard aux gardes qui se tenaient immobiles de chaque côté de la porte, Wynegarliam en poussa les battants d’un geste vif, et pourtant pas dénué de force, que c’est lourd, par les dieux. Sans attendre, il s’élança à travers l’immense salle et posa un genou contre le sol avant d’avoir interrompu sa course, glissant un bref instant contre l’éclat lustré.
— Votre Majesté…
Wynegarliam releva timidement la tête, cette voix n’est pas celle du roi, j’en suis certain, mais alors de qui, pour se trouver face à une assemblée bien plus vaste que celle qu’il avait anticipée. Il reconnut, outre le roi Laciel et son fidèle conseiller Terryos, le professeur Grimsen, occupé à faire la leçon à deux jeunes gens — que le messager ne se rappelait pas avoir croisés à plus d’une ou deux occasions dans les couloirs de la forteresse.
— Vous vous êtes montrés déraisonnables, déclarait le professeur. Vous devez faire montre de discrétion, même au sein de cette forteresse. Nous ne pouvons pas y garantir votre pleine sécurité.
Manifestement, la jeune fille qui se trouvait là désapprouvait les conseils du professeur, mais celui-ci ne semblait pas bien intéressé par son opinion. Il l’arrêta d’un geste aussitôt qu’elle fit mine de prendre la parole.
— Que l’on ne vous y reprenne plus, tonna-t-il. Ne nous forcez pas à prendre des mesures.
Cette fois, même la jeune fille garda docilement le silence. Le professeur Grimsen en impose, se dit Wynegarliam, il me donnerait presque l’envie de m’éclipser. Mais non ! J’ai une mission de la plus haute importance à accomplir ici même, je ne peux m’y dérober ! Parole de messager !
— Par ailleurs, intervint le conseiller Terryos sur un ton bien plus affable que celui de son collègue, je vous conseille de laisser les sentiments de côté, pour le moment. La mission que vous devez remplir revêt trop d’importance. Il s’agit de ne pas voir vos efforts entravés par quelque idylle.
Les deux jeunes semblèrent soudainement se laisser rétrécir, du moins devinrent-ils de plus en plus rouges — comme cela doit être mon cas, se dit le messager, comme je déteste les remontrances.
— Apprenti messager Wynegarliam, lança soudainement Terryos, que nous vaut cette visite impromptue ?
L’apprenti messager Wynegarliam fut si surpris par ce si subit basculement d’attention à son encontre qu’il en oublia un bref instant la raison de sa présence. Il se sentit faillir, comme s’il devait à lui seul porter tous les regards du monde, mais l’impression lui passa dès que le si précieux message réémergea dans son esprit.
— Conseiller Terryos, Votre Majesté, professeur Grimsen… mademoiselle, monsieur, veuillez pardonner ma si précipitée visite, mais…
— Le message, je vous prie.
— Oui, le message, bien sûr, Conseiller Terryos. Mais, voyez-vous, Conseiller Terryos, il m’a été donné pour instructions de ne délivrer ce message qu’à Sa Majesté Laciel en personne, et assurément à personne d’autre… Nous savons tous que vous-même, Conseiller Terryos, faites exception à cette règle, mais voyez-vous…
— Le professeur Grimsen est digne de confiance, assura Terryos. Quant à ses élèves, ils vont nous laisser, n’est-ce pas ? Alors délivre ton message, apprenti messager. Nous t’écoutons.
Bien sûr le conseiller est digne de confiance, mais tout de même ! Pour le professeur, passe encore. Mais ses élèves… Qui sont-ils seulement ? Un message d’une telle importance peut-il leur parvenir de la sorte ? Après tout, si le conseiller du roi le demande et que le roi ne s’y oppose pas… Certes, ils sont sur le point de s’en aller, mais le Conseiller Terryos se fait si pressant, si insistant, et ces élèves si peu prompts à réellement s’éclipser, que le risque est grand qu’ils entendent ne serait-ce qu’une bribe de ce message. Enfin, il ne s’agit sans doute que d’un exercice. Et dans le cas contraire, ces élèves ne tarderont pas à être au courant de toute façon, mais tout de même…
— Rubis est entré. Voici le message, Votre Majesté.
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