Chapitre 9-4
Derrière le voile de tristesse qui brouillait son regard, Elaena ne distinguait plus que la confusion et le désarroi. Alors qu’elle maintenait contre elle le corps froid baigné de sang et de poussière, le monde autour d’elle s’effondrait. Les ruines du village sombrèrent dans le néant, le ciel noir de cendres s’étendit sur le monde. Tout ce qu’elle était parvenue à construire au cours des dernières années sembla anéanti par cet instant, tous les démons qu’elle était parvenue à chasser resurgissaient et l’assaillaient à nouveau. Accablée par tout le poids de son monde, Elaena se sentit étouffer, suffoquer sous toute l’étendue de ses émotions, de ses pensées, de sa confusion. Son crâne, accablé par la pression, la faisait si terriblement souffrir qu’elle tenta de s’en défaire, pourtant elle ne pouvait plus même bouger tant les forces lui manquaient, tant les souvenirs et la douleur l’affligeaient.
Subitement tout cessa. Le silence se subsista aux pensées, le calme aux émotions, l’apathie à la douleur. Inexplicablement, toute la tristesse du monde s’était envolée, toute la douleur d’Elaena s’était dissipée. Comme si elles avaient implosé sous leur propre poids, sous leur propre cruauté.
Elaena déposa le corps de Layne contre le sol, doucement, sans le brusquer, avec un respect infini. Elle se saisit de son épée abandonnée dans la boue, se releva et fit quelque pas droit devant elle, sans se retourner, sans plus penser à quoi que ce soit, à Nahel, aux cadavres, aux flammes, à rien. Elle marcha d’un pas éteint vers le bâtiment qui se dressait encore non loin de là, l’une des dernières maisons de Lanelle, de celles qui avaient comme par miracle échappé aux flammes, mais qui sait pour combien de temps. Elaena gravit quelques marches, posa une main délicate contre l’embrasure de la porte. Marqua une pause, se retourna pour recevoir de la part de Nahel un regard patient, compatissant, humain.
Alors elle s’engouffra dans la petite maison, l’une de celles qui tenaient bon, qui avaient décidé d’attendre avant de disparaitre, comme si elles avaient encore une mission à mener à bien. Seule, elle s’y laissa entrer, portée par le seul rythme de ses pas. Autour d’elle, rien ne semblait plus exister, car tout était vide de sens et de passion. Pas une émotion, pas une pensée, seulement un souvenir qui s’imposa naturellement, sans violence. Un souvenir calme, paisible, qui se matérialisa en une série d’images de et sons, de sensations et de sentiments, sans le moindre impact, la moindre émotion, si ce n’est peut-être un soupçon de nostalgie.
Un souvenir dont la toile de fond semblait être une copie imparfaite de celle dans laquelle elle se trouvait à cet instant.
Là, une petite demeure, un foyer réconfortant, abrite une famille paisible et joyeuse.
— C’est l’heure du bain, disait papa.
— Non, non ! Je veux pas, répétait la fillette qui fuyait sans faiblir autour de la pièce.
— Pas de bain, pas de repas.
Le marchandage avait dû payer, puisque l’instant qui avait suivi la petite s’était trouvée plongée dans une bassine d’eau tiède, visiblement contrariée par son échec, pourtant heureuse d’enfin pouvoir s’en extraire, et de la promesse d’un repas tout proche. Regagnant la table, elle n’y trouva pourtant que la cendre, le sang et les flammes. Papa toussa en un râle d’agonie, le ventre percé de part en part. Layne n’était plus qu’un cadavre pâle et lacéré, étendu contre le sol. La fillette hurla d’effroi, Elaena se laissa tomber à genoux sur le sol poussiéreux, seule au cœur d’une pièce vide, plongée dans un silence indigeste. Son crâne la faisait souffrir, son estomac semblait une nouvelle fois prêt à se retourner. La foudre pulsait dans tous ses membres, prête à bondir, contenant avec difficulté l’étendue de sa colère. Elaena tenta de concentrer son attention sur le rythme de ses inspirations, mais cette fois la ruse ne suffit pas à vaincre les émotions, à taire les pensées, à éteindre l’esprit. Assaillie par une nouvelle horde de sentiments qu’elle ne pouvait pas même comprendre, Elaena ne put se retenir de pleurer, de hoqueter, de crier. Les larmes glissaient de ses joues jusque sur le sol, la salive s’échappait de ses lèvres rougies sans qu’elle puisse la retenir, de son nez s’écoulait une morve pâteuse. Et encore tant de pensées, d’émotions, de douleur. Lanelle, détruit. Papa, assassiné. Layne, abattu. Ses souvenirs, détruits, souillés à jamais. Sa vie, une nouvelle fois anéantie. Incapable de faire taire les mille images qui se bousculaient devant elle, Elaena ne put calmer son chagrin. Submergée, absolument vaincue, elle ne prêta pas même attention aux pas qui s’approchaient d’elle, se contentant d’un geste leur intimant de la laisser seule, encore un peu, pour toujours.
— Petite foudre, dit une voix, une voix qui n’était pas celle de Nahel, une voix féminine, une voix joyeuse, une voix maléfique, la voix du mal en personne. Tu en as mis, du temps.
Toutes les émotions se turent, comme si subitement son cœur avait cessé de battre. Ne restait que la peur. L’angoisse. La terreur. Doucement, Elaena releva la tête. Doucement, elle découvrit celle qui se tenait face à elle, celle qui avait pénétré en sa demeure, celle qui avait souillé le souvenir et le recueillement. Doucement, elle sentit son propre visage pâlir encore davantage, elle sentit la foudre s’agiter de plus en plus, elle sentit le contrôle lui échapper.
Car devant elle se tenait le diable.
Un soldat, qui portait une armure et une cape entièrement rouges, de métal et de sang.
Une guerrière, armée de deux épées également rouges, deux lames courbées qui se dressaient dangereusement vers l’avant.
Une femme, à peine plus âgée qu’elle, aux cheveux rouges tressés en une natte soyeuse, au sourire mauvais, au visage effrayant de luminosité.
Un démon, dont il sembla à Elaena que deux cornes de pierre se dressaient sur les cheveux, que du sang d’ébène ruisselait contre les joues, que des yeux rouges se dessinaient à l’image des siens.
Un démon qui lui ressemblait.
Qui es-tu, pensa Elaena, mais elle était incapable de parler, tant l’angoisse et la colère enserraient sa gorge.
Le démon avança lentement vers elle, et ses pas étaient accompagnés du métal de son armure qui cliquetait, de ses deux épées qui la devançaient, de son sourire qui grandissait.
— Allons, petite foudre, murmura-t-elle, cesse de geindre comme une gosse. Tu as répondu à mon invitation, la fête va pouvoir commencer.
Layne. La guerrière brandit ses épées face à elle, enserrant Elaena de ses lames.
Lanelle. Lames couvertes de sang.
C’est toi. Couvertes des vies de Lanelle.
Tu es le cauchemar. Lames qui ont entaillé ses souvenirs.
Plus jamais tu ne recommenceras. Lames qui ont assassiné Layne.
— Plus jamais.
Elaena sentit la foudre lui échapper alors qu’elle se redressait.
— Tu m’entends ? hurla-t-elle au démon.
Ses mains se couvrirent d’éclairs. Ses bras ruisselaient de puissance. Son regard s’illumina, comme possédé par la foudre elle-même.
— Plus jamais !
La foudre jaillit. Le démon sourit. La pièce tout autour d’elles s’embrasa de lumière. La foudre s’échappait de tous ses membres, de ses mains, de ses yeux, en une tempête aveuglante, en une cascade d’énergie, en une fulgurante éruption de puissance qui soulevait la poussière et les cheveux en de vives bourrasques.
Elaena hurla de toutes ses forces, la rage avait pris toute la place, elle avait remplacé la colère, elle avait écrasé la peur. Une rage aveugle, surhumaine, qui explosa en un absolu déferlement de foudre.
Et autour d’elle tout disparut.
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