Chapitre 9-6
Merde.
Merde, merde, merde.
Elaena était terrassée par la douleur. Son flanc, jusque dans tout son torse, pulsait d’un tiraillement insupportable. Elle avait envie de hurler, de crier, de pleurer, mais elle était trop faible, comme si toute son énergie s’écoulait par la plaie en même temps que son sang.
Putain ! Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Sa vision se brouilla. Une vague de froid la couvrit toute entière. Elle ne distinguait plus que le sol, qui se couvrait lentement d’un voile rouge et visqueux. Elle n’entendait plus que ses propres inspirations, halètements rauques et irréguliers. Elle ne sentait plus que la profonde entaille, cette garce ne m’a pas loupée, qui lui semblait pénétrer jusqu’au fond de ses entrailles.
Puis les deux lames se posèrent contre son cou, une de chaque côté, l’enserrant d’une croix, promesse d’une mort prochaine. Les épées rouges entaillèrent doucement sa peau, et cette douleur sembla bien plus intense que la première, car elle annonçait la fin.
Elle annonçait la mort.
Alors c’est tout ? Je vais finir comme ça ? Vaincue par une seule ennemie, décapitée au cœur de Lanelle ? Cette fois une larme glissa contre sa joue. C’est dommage.
La mort pourtant ne vint pas. À sa place, un nouveau concert de lames, de chocs, de cris. Son cou était libéré, alors Elaena se redressa malgré les élancements qui torturaient tous ses membres, malgré la douleur qui tentait sans cesse de l’assommer. Elle luttait, plus violemment que jamais auparavant, et elle souffrait, persuadée que la mort la guettait d’un œil avide, et moqueur. Lorsqu’elle releva la tête, elle ne vit la mort que dérobée derrière un violent affrontement. Là, juste devant elle, Nahel combattait le démon. Il semblait danser au cœur d’un déluge de violence, se soustrayant adroitement aux assauts des épées, lançant la sienne dans des attaques inefficaces. La scène dura quelques secondes ou quelques minutes, Elaena n’aurait su le dire tant la douleur et la peur l’accablaient. Elle posa la main sur son épée, tenta de se lever, il faut que je l’aide, elle est bien trop forte, je dois l’aider, je dois le sauver, elle prit appui sur ses jambes mais aussitôt elles se dérobèrent sous son poids. Elaena s’écroula à nouveau, arrachant à sa blessure un déchirement si violent qu’elle ouvrit sa bouche en un hurlement inaudible. Ses yeux se couvrirent de plus de larmes, brouillant sa vision déjà floue. Agenouillée dans son propre sang, elle porta la main à son flanc, mais la plaie était trop profonde, l’entaille trop large, le flot trop abondant. Elle ne pouvait plus que regarder et attendre, espérer, implorer. Prier les dieux, quels qu’ils soient, pour qu’ils leur permettent d’emporter cette bataille. De vaincre le démon.
Soudain le concert de lames, de chocs et de cris cessa. Jamais un silence ne lui avait semblé plus pesant. Face à elle, le démon et Nahel s’étaient figés. Elaena eut l’impression que tout autour d’elle disparaissait, absorbé par une émotion intense, une émotion dont elle ne connaissait rien, une émotion capable de terrasser toutes les autres. Était-ce la peur, la terreur, bien davantage, elle n’en savait rien. Jamais elle n’avait ressenti tant de détresse. Jamais vivre ne lui avait paru si douloureux.
Face à elle, le démon avait plongé ses épées dans le ventre de Nahel.
Lorsqu’elle les retira en un mouvement brutal, entrainant une gerbe de sang qui souilla jusqu’à la joue d’Elaena, le corps du garçon s’écroula. Elaena aperçut son visage, déformé par une expression terrifiante, à la fois douleur, tristesse et détermination ; son regard désolé se fondit un instant dans le sien avant de disparaitre derrière le démon.
Non…
La femme aux cheveux rouges se détourna de son adversaire.
Pourquoi…
— Je vais te tuer…
Elaena avait parlé malgré la douleur que le moindre mouvement faisait surgir en elle, car le désespoir était devenu plus fort.
— Je vais te tuer !
Le démon ricana. S’approcha. Rangea ses épées. Et empoigna d’une main les longs cheveux d’Elaena, la forçant à se redresser.
Elaena rugit. Se débattre était vain, tant son adversaire était puissant, tant elle était faible ; pourtant elle se débattit, animée seulement par le désespoir, malgré la douleur qui la poussait à tourner de l’œil, malgré la perte de sang qui rendait son teint livide et sa vision floue. Elle se débattit, jusqu’à ce que le démon la jette contre le sol. Elaena s’effondra lourdement, incapable de réagir, incapable de se relever, de se défendre, de s’enfuir, de porter secours à Nahel. Elle ne put que rester là, meurtrie, impuissante, allongée dans la boue et la poussière. Elle ne put que voir le démon s’approcher d’elle, porter ses lourdes bottes à sa hauteur. Elle ne put que voir le poignard qui y était dissimulé, une petite arme au manche décoré d’un insigne bigarré. Sept fines tours, toutes identiques, dont chacune possédait une couleur propre. Entre elles, un losange parfaitement blanc.
Sur le point de faillir, Elaena sentit sa gorge se nouer. Qui es-tu ? mais elle ne fut pas capable d’émettre le moindre son. Elle laissa sa tête tomber contre le sol.
— C’est ça, entendit-elle comme dans le lointain, ferme-la.
Elle ne vit qu’une ombre lorsque la botte du démon heurta violemment son visage.
Puis, le néant.
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