Chapitre 9-7
Lanelle et la mort ne font qu’un.
Tout le monde est mort.
Ma vie détruite par les flammes de la haine.
Les flammes d’une guerrière.
Qui es-tu ?
Dans une main, la tête de Layne, arrachée à son corps, figée dans la terreur.
Pourquoi ?
Dans l’autre, le corps inerte de Nahel, dégoulinant de sang, transpercé de toutes parts.
Pourquoi tout ça ?
Elle ne répond pas. Elle se contente de rire. Elle méprise, elle convoite.
Réponds !
Je vais te tuer !
Mais elle ne pouvait pas bouger.
Ses poignets et ses chevilles étaient attachés contre une potence de bois, enserrés dans une corde rugueuse, privés de leurs mouvements. Ses bras écartés l’offraient tout entière à l’air froid qui mordait sa peau comme mille dents acérées. Les cordes étiraient ses blessures avec une vigueur intransigeante, maintenant ses plaies dans une souffrance intolérable. Des aiguilles enfoncées dans ses bras semblaient se délecter avec avidité de son énergie.
Que m’ont-ils fait ?
Elle était impuissante, vidée de sa force et de son courage. Absolument vaincue, entièrement vulnérable.
Je vais te tuer !
Ce fut la colère qui lui donna la force de ne pas sombrer. Elle se débattit, tirant sur les cordes, agitant ses blessures, mordant sa propre langue dans sa maladresse, mais elle ne put que soutenir le regard du démon qui venait de la rejoindre, ou peut-être avait-elle été là depuis longtemps. Le démon, cette si redoutable guerrière qui l’avait vaincue, semblait n’être plus qu’une jeune femme banale. Sans son armure rouge, sans ses deux épées, elle semblait bien moins menaçante, bien moins invincible. C’était une fille musclée mais pas très grande, certes robuste mais pas davantage qu’Eleana, plus proche de la jeune fille que du redoutable soldat.
Elle aurait certainement pu paraitre sympathique.
Pourtant c’était bien elle qui avait terrassé Nahel.
Elle qui n’avait pas renoncé à son sourire mauvais, à son regard dérangé.
Le démon posa un regard amusé dans celui d’Elaena. Puis ses yeux glissèrent le long de son corps meurtri, appréciant ses blessures avec un amusement manifeste.
Eh bien, petite foudre, c’est pas la grande forme ?
Elle fondit sur Elaena, en un seul mouvement elle fut si proche qu’elle aurait pu la toucher.
T’en fais pas. Maintenant que je suis là, on va bien s’amuser.
Elaena avait beau se débattre, tirer de toutes les forces qui lui restaient, tenter de libérer ses bras et ses jambes, elle avait beau rugir et fulminer, elle était bien trop faible, et la prison de cordes bien trop robuste.
Face à elle, le démon ricanait. Le spectacle qu’elle lui offrait devait être d’un pathétique insoutenable. Elle devait ressembler à un cadavre, un monstre dont on ne sait comment il s’oppose encore à la mort.
Pathétique, le mot devait être approprié : seule, perdue et coupable d’abandon.
Nahel. Seul ce prénom encombrait son esprit, seul ce visage occupait son attention. Elle ne voyait plus même son bourreau, celle qui avait détruit, celle qui avait tué.
Celle qui lui avait tout pris, une nouvelle fois.
Ses yeux se noyèrent dans une pluie de larmes solitaires, abandonnées même par les sanglots.
Quoi, tu chiales ? lança le démon, s’approchant pour saisir son menton d’une poigne si puissante qu’elle sembla briser sa mâchoire. Eh, je te parle ! Revenant à elle l’espace d’un instant, Elaena ne lui rendit son regard que pour lui cracher au visage. Son audace lui valut un violent coup de poing contre la joue, puis un autre ; sa tête trembla, sa conscience vacilla et ses oreilles sifflèrent.
L’instant suivant la fille-démon retrouvait son sourire, terrifiant et stupide, comme si l’incident n’avait jamais eu lieu.
Va te faire foutre, ce fut tout ce qu’Elaena parvint à articuler, ou peut-être à seulement penser, tout se mélangeait dans son esprit embrumé. Tout semblait vouloir s’imposer en même temps à son attention, Lanelle, Layne, Nahel, cette fille et ses épées. Le bois brûlé, la pierre effondrée, les corps meurtris. Tu le prends comme ça, la voix du démon raisonnait dans sa tête comme au fond des ténèbres, t’as qu’à demander, si tu veux qu’on continue à se mettre sur la gueule. Et une main brutale déchira ce qu’il restait de son son vêtement pour découvrir son flanc profondément entaillé, duquel s’écoulait encore bien trop de sang. Ça t’a pas trop réussi, la première fois, t’as oublié ? Elle y plongea une lame, un petit poignard qui avait surgi du néant, qui déchira sa chair une nouvelle fois. La douleur irradiait le long de sa peau jusqu’au plus profond d’elle-même, et Elaena crut défaillir, elle ne put retenir un hurlement, si violent qu’elle en perdit le souffle. L’insulter, la maudire, la frapper pour lui rendre sa violence, Elaena aurait à cet instant voulu n’avoir que cela en tête, pourtant elle n’y parvenait pas. Alors c’est ça qu’il a ressenti, se disait-elle seulement, voici la douleur qui fut la sienne quand le démon l’a poignardé. Seul le souvenir de Nahel lui importait.
A-t-il pu quitter Lanelle ? A-t-il été secouru par les soldats du roi ?
A-t-il seulement survécu ?
Ses yeux voyaient encore et encore, inlassablement, cette unique scène. Il y avait tant de sang. Il s’est effondré comme un cadavre. Ses yeux avaient si peur, son visage était si blanc. Alors que de son propre corps s’élevait encore une douleur insoutenable, Elaena avait décidé que ce n’était pas son problème. S’il est mort, à quoi tiendra encore ma vie ? Assaillie par le désespoir et la colère, ils finissent toujours par me rattraper quand je me crois à l’abri, Elaena reporta son attention sur la véritable responsable de tout son malheur. Car, cette fois, elle est là, devant moi, à portée de la foudre.
Et pourtant si loin à la fois, tel un spectre intangible, car la foudre n’était pas là. Car toute son énergie était anéantie.
Le spectre semblait s’amuser de la situation, se réjouir de sa souffrance, incapable de se défaire de son sourire pervers. Lorsqu’elle se lassait de torturer ses blessures, de frapper ses membres ou de trancher sa peau, elle s’en prenait à son esprit, avec plus de cruauté. Tu es si naïve, disait-elle, mon piège était tellement visible, et tu as sauté dedans à pieds joints. Pathétique, tu es pathétique ! T’en rends-tu compte ? Finalement, c’est un peu à cause de toi si ton petit copain se vide de son sang, à l’heure qu’il est. La fille, le démon, le spectre, s’approcha d’Elaena, comme pour s’assurer que ses paroles l’atteignaient de plein fouet. S’il n’est pas déjà mort. Alors la fille-démon rit encore, et d’un geste elle se saisit de la gorge d’Elaena, si brutalement qu’elle sembla sur le point de céder. En fait, murmura-t-elle en plongeant son regard dans le sien, la mort te suit. Partout où tu te rends, il y a la souffrance et le sang. L’as-tu déjà remarqué ? Elle avait dit cela en jouant de sa lame contre la peau d’Elaena. Une peau aussi fragile que son esprit, qui céda sous la pression des attaques et des insultes, qui saigna alors qu’elle sombrait dans la terreur. Car le démon n’avait-il pas raison ? La mort, partout où je vais. Lanelle, la forêt, l’Académie. Et à nouveau Lanelle. Partout il y a le sang et la souffrance et les larmes. La lame se retira d’un coup sec, entrainant un nouveau pan d’elle-même. Du sang chaud s’écoula jusque sur le sol en un filet ininterrompu, un de plus. Et sa vision se brouilla encore davantage.
Alors que la fille-démon marchait devant elle sans cesser de la torturer, Elaena sombrait dans la folie. Le teint de son bourreau se fit sombre, couvert d’écailles tranchantes, alors qu’un poing percuta sa joue en un choc impitoyable. Sur ses cheveux rouges poussèrent des cornes de pierre, alors qu’un métal froid déchirait la plaie de son flanc. Dans ses yeux brillèrent des éclats de ténèbres, alors qu’une main féroce agrippait ses cheveux. Les vêtements du démon disparurent dans les flammes, de ses écailles s’écoulaient des litres de sang.
Pourtant le démon ne cessait de sourire. Désormais créature hideuse, chose terrifiante, son corps était couvert de pierre et sa tête de cornes dégoulinant de rouge. De ses yeux noirs s’écoulaient les ténèbres, de sa bouche perçaient des dents immenses, entre lesquelles une langue monstrueuse glissait comme celle d’un serpent.
La chose s’approcha. Le sang qui s’écoulait de tout son corps semblait bouillir. Sa langue de serpent écorcha le visage d’Elaena jusqu’à ses lèvres, et se mua en un baiser inhumain. Les griffes du monstre entaillèrent la peau de son cou, puis glissèrent jusqu’à sa poitrine, ravivant sa plaie, meurtrissant son sein. Le démon était si près, ou était-ce Nahel qui l’embrassait, elle se rappela la chaleur de ses lèvres et la douceur de ses mains ; mais Nahel disparut, sa tête tomba contre le sol, il ne restait plus que le démon, plus que cette fille, plus que cette souffrance.
Et une lame, celle d’un étincelant poignard, identique à celui qu’elle connaissait par cœur. Une lame qui glissa le long de sa peau, jusqu’à naviguer contre sa gorge et s’approcher lentement de ses yeux. Une lame qui n’était plus qu’une pointe, dressée au centre de son champ de vision, face à son regard qui faiblissait de seconde en seconde.
Car, enfin, Elaena perdit conscience, absolument vaincue, profondément terrassée.
Alors, c’est terminé. Voici comment mon aventure prend fin.
Définitivement.
Et, d’un seul coup, la foudre l’engloutit.
Tant de force.
Tant de foudre.
Autour d’elle, la poussière et les flammes.
En elle, la lassitude et le chagrin.
Elaena soudain s’envola.
Portée par les ailes du supplice et les plumes de la confiance.
Puis tout devint noir, et tout devint froid.
Infiniment froid.
Annotations
Versions