Chapitre 10-4

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Lorsqu’elle quitta la petite maison, elle sentit les rayons dorés du soleil couchant s’étendre sur son visage.

Avant de découvrir Kernel, Elaena ne pouvait imaginer tant de chaleur. Les journées d’été sur cette île étaient si écrasantes qu’elle avait parfois l’impression de suffoquer. Dès le matin, il ne fallait qu’une ou deux heures au soleil pour réchauffer le village, qui demeurait plongé dans sa pesanteur jusqu’au soir. Ce n’était que lorsque le ciel se parait de vives nuances oranges que les habitants quittaient l’ombre des arbres ou des maisons. Seuls circulaient durant la journée les plus téméraires ou les moins prudents ; et Elaena n’était pas de ceux-là. Habituée au climat tempéré des Terres de Saphir, elle ne parvenait pas à apprivoiser ce nouveau paradigme de chaleur et de lumière. Aussi préférait-elle attendre le crépuscule pour quitter le refuge de relative fraîcheur qu’était la maison de Royca et Elise.

Lorsqu’enfin elle rejoignait l’extérieur, elle redécouvrait à chaque fois la beauté du monde. Alors que l’air encore chaud glissait contre sa peau, son regard suivait les chemins de graviers, longeait les maisonnettes de pierres blanchâtres, comptait les infinies couleurs des fleurs et se perdait dans les arbres étranges qui se dressaient ici et là avec nonchalance. Partout la lumière brillait, partout la couleur pleuvait. Le monde de Kernel lui paraissait si chatoyant qu’elle se sentait dépassée par tant de nouveautés. Elaena séjournait sur l’île depuis quelques jours seulement ; pourtant, elle en était persuadée, tout cela l’émerveillerait toujours. Depuis son arrivée inconvenante, son regard était celui d’une enfant qui découvre tout ce qui peut être découvert, qui pose sur la moindre des banalités le plus vif des intérêts. Intimidée par l’immensité, éveillée par la beauté.

Elaena s’avança dans le cœur paisible de la nature. Elle marcha calmement, mesurant chacun de ses pas, délaissant enfin le chemin de pierre et de terre pour un sol de sable et de coquillages. Elle n’avait pas souvenir d’avoir jamais marché sur une plage. La ville d’Azur, dans laquelle elle avait passé quelques années de sa vie, se trouvait non loin des côtes, et elle avait pu y apercevoir l’immense étendue de la mer. Mais, avant son arrivée à Kernel, elle n’avait jamais pu se rendre sur une véritable plage, profiter du bruissement des vagues, s’asseoir dans le sable et contempler l’horizon en silence. Désormais qu’elle en avait l’occasion, elle se disait qu’elle pourrait le faire chaque jour, si le destin y consentait. Installée au bord de l’eau, les mains et les pieds déjà recouverts de sable, elle laissa ses sens s’imprégner de toute la sérénité dont elle était capable.

Je suis en vie.

Quelques fois, elle ne parvenait pas bien à y croire.

Je suis en vie, comme si elle devait se le répéter pour se convaincre de l’évident, je suis en vie, alors que Nahel…

Nahel. Elle ignorait tout de son état, et une part d’elle-même refusait de chercher à savoir, une part d’elle-même désirait rester sur cette île pour toujours, afin que toujours il demeure un espoir.

Nahel. Alors que son visage s’imposait à son esprit, alors que le souvenir de son amour refusait de lui laisser la paix, alors qu’elle entendait sa voix déchirante par-dessus celle de la mer, une larme s’échappa de ses yeux, et disparut sous le revers de sa main à l’instant où Elise prit place à son côté. Sans prononcer le moindre mot, sans même lui offrir un regard, la fillette se blottit contre elle, posant sa tête contre son bras, glissant sa main le long de son dos.

Puis elle demeura immobile, offrant seulement la chaleur de sa bienveillance, la tendresse de son silence ; si doux et si puissants qu’Elaena ne put retenir la tristesse qui s’éveilla à nouveau le long de ses joues. À son côté, Elise raffermit son étreinte.

Suis-je en train de pleurer dans les bras d’une enfant ? Elaena aurait pu rire, tant la situation lui semblait irréelle.

— Je ne suis pas triste, murmura-t-elle.

Les mots semblèrent éveiller la petite, qui glissa vers Elaena un regard empli de curiosité. Ses yeux sombres pétillaient de mille étoiles. Elaena s’y sentit plonger, glissant vers l’inconnu d’un sentiment dont elle ignorait tout : la douceur de l’enfance, la chaleur d’une innocence qu’elle avait oubliée depuis longtemps. Elise ne détourna pas le regard. Elle laissait Elaena s’y abreuver autant qu’elle le désirait, autant qu’elle en avait besoin.

Mais Elaena s’en échappa, comme si elle avait peur de s’y noyer, et reporta son attention sur la mer turquoise dont les vagues glissaient doucement sur le sable.

— Tu sais…

Elle avait pris la parole sans même s’en rendre compte. Sa voix devançait à peine celle de la mer. Elise, blottie contre elle, ne réagit pas.

— Si, je suis triste, avoua Elaena.

Elle se tut un instant avant de reprendre, en un mince filet de voix.

— Je suis triste parce que j’ai perdu quelqu’un que j’aime.

Cette fois, Elise s’agita. Elle pencha la tête sur le côté, appelant le regard d’Elaena à rejoindre le sien.

— C’est… mon amoureux, murmura-t-elle. Je ne sais pas où il est. Je ne sais pas s’il va bien.

Elise tendit la main vers l’horizon, par-delà la mer de Kernel.

— Oui, acquiesça doucement Elaena, il est là-bas. Très loin d’ici. Il s’est battu pour me protéger, et il a été blessé. Après ça, je ne l’ai pas revu. Je ne sais pas comment il va. Il est peut-être mort…

La petite fille resserra son étreinte. Ne t’en fais pas, voulait-elle signifier, je suis sûre qu’il t’attend, que tu le reverras bientôt. Longtemps elles gardèrent le silence, observant l’horizon qui dérivait vers la nuit. Alors que l’obscurité s’allongeait peu à peu autour d’elles, Elaena parla tout bas, comme pour elle-même.

— Tout m’échappe, souffla-t-elle. Je ne désire qu’une vie paisible. Loin des problèmes. Simplement… être moi-même, rien de plus. Mais les dieux me le refusent. Ils s’acharnent. Dès que je m’attache à quelque chose, ils me l’enlèvent. Dès que je découvre la paix, elle s’enfuit. Je passe ma vie à la poursuivre, et le destin s’amuse à me faire chuter, encore et encore. À m’empêcher d’avancer. Comme si mes rêves étaient trop ambitieux, comme si aspirer au calme était indécent. Comme si je n’avais pas le droit de vivre. Je me sens perdue au cœur d’une tempête, à la recherche d’un abri qui ne vient pas. Comme si mes émotions les avaient tous soufflés. Un à un, sans exception. Lanelle. Layne. L’Académie. Et maintenant Nahel. Pourquoi me sont-ils tous enlevés ? Pourquoi n’ai-je pas le droit d’être heureuse ? Malgré tout le mal que je me donne pour y parvenir, malgré tous mes efforts… Je commence à croire que tout est vain.

Alors qu’elle parlait, Elaena sentit frémir le petit corps d’Elise.

Blottie à son côté, l’enfant pleurait. Elle pleurait, alors qu’Elaena était parvenue à contenir ses émotions. Elle pleurait, comme si sa tristesse avait ruisselé jusqu’à elle, comme si elle en avait tout absorbé pour l’en préserver.

Cette fois, c’est l’enfant qui pleure dans mes bras, se dit Elaena. Par ma faute. Alors elle glissa une main contre son dos pour lui rendre son étreinte, dans l’espoir d’apaiser ses sanglots.

— Je t’en prie, murmura Elaena, ne pleure pas.

P… pardon.

Une petite voix, douce et fragile. Un instant, Elaena se tut, immobilisée par la surprise. Jamais elle n’avait entendu Elise parler. Elle ne connaissait sa voix que par les rires qu’elle laissait parfois échapper comme malgré elle, mais c’était la première fois qu’elle l’entendait prononcer un mot. Royca lui avait expliqué que sa petite sœur parlait peu, tant chaque mot lui coûtait. Rongée par la timidité et l’angoisse, elle se murait dans le silence, vaincue par le mutisme qu’elle s’imposait sans cesse. Quel dommage, pensa Elaena, de taire une si belle voix.

T… ton amoureux… c… comment il s’appelle ?

Elise semblait lutter contre les sons. De brèves hésitations parsemaient ses paroles comme autant de silences dans une danse délicate. À chaque nouveau mot, ses lèvres et tout son corps paraissaient se raidir comme des cordes sur le point de céder sous le poids de sa voix. Puis la danse avait cessé, et Elise plongea sur Elaena un regard empli de vie et d’esprit.

Elle est si jeune. Il émanait d’Elise une telle force qu’Elaena se sentait dépassée par tant de détermination. Pourtant elle semble avoir parcouru tant de chemin, vaincu tant d’ennemis.

— Il s’appelle Nahel.

En prononçant ce nom, Elaena porta une main à son pendentif et le serra au creux de sa paume. Aussitôt elle sentit les doigts d’Elise s’enrouler autour des siens alors que son visage se couvrait de perplexité, que sa tête était inclinée sur le côté et ses yeux doucement froncés. Elaena sourit devant l’expression de la fillette, à la fois comique et adorable.

J’ai tant à apprendre de quelqu’un comme elle.

— C’est un cadeau de mon père, expliqua Elaena en dévoilant la petite perle qui semblait scintiller dans la pénombre. Elle me rassure quand je suis inquiète.

Elise s’approcha, observant la pierre avec attention, sans trop oser y poser les doigts.

Elaena se tut un instant, la laissant observer le bijou. Puis elle reprit, d’un souffle d’espoir.

— Elle fait battre mon cœur. Grâce à elle, je crois…

Elaena inspira. Elise l’observait, suspendue à ses paroles.

— Je crois que je peux être heureuse.



Elise et Elaena ne quittèrent la plage qu’après le départ de la lumière. Assises sur le sable, sans que plus aucune parole ne s’immisce dans l’instant, elles avaient observé l’horizon avaler le soleil et s’illuminer d’un océan de flammes rougeoyantes. Puis elles s’étaient allongées, le regard tourné vers l’étendue de la nuit. Elles avaient compté l’infinité des étoiles, tracé les constellations de leur imagination. Rêvé tout simplement. Et enfin Elise s’était assoupie, et Elaena l’avait portée jusqu’à sa chambre afin de ne pas la soustraire aux bras du sommeil.

Et puis, cette nuit-là, Elaena ne vit pas le démon.

Ses songes cette fois la guidèrent au cœur d’une forêt, noyée dans une brume insaisissable. Tout y était immobile, comme si les arbres et le vent s’étaient figés hors du temps.

Au cœur du silence se tenait une enfant, perdue dans un linceul de culpabilité. Elle semblait flotter dans le brouillard. Son visage ruisselait de larmes, ses cheveux se noyaient dans la détresse. Ses mains avaient guidé une lame contre son cœur.

Elaena reconnut cet instant, qu’elle n’avait jamais oublié.

Elle reconnut la douleur et l’abandon.

La lame brillait d’une lumière irréelle, comme emplie d’une sérénité que le regard de l’enfant refusait de quitter.

Pourtant ses bras se mirent à trembler.

Alors Elaena s’approcha et s’agenouilla face à elle-même.

Elle posa sa main sur celles de l’enfant et, doucement, elle repoussa le métal froid malgré son poids insupportable. Jusqu’à le guider loin de son cœur.

La lame glissa dans l’oubli, et sa clarté s’éteignit à jamais.

Mais une perle de sang glissait le long de sa peau. Une cicatrice qui ne guérirait jamais vraiment.

Mais qui désormais portait une étincelle.

Vis, murmura Elaena, vis.

L’enfant leva les yeux vers elle. Son regard, lourd de questions et chargé d’espoir, la traversa comme une flèche.

Puis tout disparut peu à peu. Le rêve se dissipa, comme l’aube efface les ombres de la nuit.

Et Elaena comprit.

Elle seule avait repoussé cette lame.

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