Chapitre 1
Personne ne la connaissait.
Si peu de gens l’avaient côtoyée que son existence relevait, peu s’en faut, de la rumeur populaire. Sitôt prononcée, et déjà oubliée. Une ombre sur un miroir, un murmure dans une foule, une goutte d’eau dans un océan, ou bien une fleur dans un champ de maïs.
Elle vivait pourtant, là. Non loin de ceux qui l’avaient reléguée à l’ordre du souvenir, dans une chaumière aux murs en pisé et au toit couvert de tuiles écailles, à cinq lieues de toute effervescence humaine, perdue dans la campagne dauphinoise, dans les parages du chant des cigales et du ruissèlement de l’Isère.
Enfant d’on-ne-sait-trop-de-qui, elle menait ici une vie paisible et sauvage, isolée de la civilisation qui l’avait vue naître, préservée de ses qu’en-dira-t-on.
D’autres âmes, toutefois, partageaient le secret de sa réalité d’ermite.
Le propriétaire de la maisonnée, le premier.
Elle le côtoyait peu, à vrai dire. En sa qualité de disciple d’Hippocrate, régulièrement appelé par le devoir au hameau, il n’avait que peu le loisir de se retirer dans le silence, malgré sa profonde aversion pour la métropole et ses intrigues. Au village, il bénéficiait d’un traitement de faveur de la part des riverains, car, si tout dans sa nature le prédestinait aux critiques les plus virulentes — telles que la mine renfrognée qu’il arborait si l’on daignait l’interpeller ou la démonstration de son caractère acariâtre dans le peu de mots qu’il concédait à ses interlocuteurs — le zèle et le souci dont il faisait montre pour aider son prochain lui pardonnaient son manque d’affabilité et inspiraient même le respect chez ceux-là mêmes que son humeur rebutait. Ainsi, en échange de ses bons soins, on lui épargnait la vindicte populaire et lui offrait la sérénité qu’il réclamait.
La fillette n’en soupçonnait rien.
Pour elle, il était cet immense vieil homme pas si vieux : taciturne et discret, au dos courbé par le labeur. Son visage, émacié et marqué par le tourment, portait un regard sombre, mais un œil assertif et intelligent. Son tempérament, certes un peu rustre, n’était jamais malveillant et, somme toute, toujours conciliant.
S’il dépréciait le bavardage, la présence de sa pupille ne l’embarrassait pas. De nombreuses fois, le docteur l’avait surprise en train de le suivre à pas feutrés, de l’observer à la dérobée, et si, à maintes occasions, il aurait pu condamner son comportement, il s’était toujours abstenu. Ainsi, bientôt mise en confiance, elle cessa ses petits espionnages depuis la cage d’escalier et commença doucement à s’immiscer dans sa routine, un peu plus à chacune de leurs rencontres.
Un jour, elle lui tenait compagnie dans sa lecture, brodant sagement sur le tapis devant l’âtre ; un autre soir, elle osait lui apporter son café ou sa pipe. Et en certaines occasions, si la fatigue l’accablait moins qu’à l’accoutumée et qu’il se sentait de bonne humeur, il la gratifiait de quelques commentaires sur son roman, d'une leçon ou bien d’une anecdote. Et lorsqu’elle eut atteint l’âge de se montrer reconnaissante, il lui offrit un présent à chacune de ses visites. Souvent des livres, mais parfois une broche, une breloque, une robe… Sans doute le cadeau choisi n’avait-il pas d’importance, mais le sentiment demeurait authentique.
Voilà qui il était à ses yeux. Un ami savant et silencieux, la flamme d’un réverbère en col de cygne qui se consumait tranquillement sous lequel elle venait, quelquefois, se baigner de lumière.
Une autre silhouette, moins errante, habitait les murs du logis.
Si son tuteur suscitait son intérêt par son charisme serein et ses paroles sibyllines, celle-ci en revanche usait de tant de formules futiles pour s’exprimer qu’elle n’y gagnait rien à l’étudier, tant le sujet fut exhaustif. Petite bonne femme bien en chair aux mœurs prosaïques, la ménagère veillait à la salubrité du foyer et, en d’autres occasions, dispensait quelques enseignements moraux et pratiques à la fillette en sa qualité de gouvernante. Ses sabots bien ancrés en terre et ses mains replètes plongées dans le baquet, de loisirs, elle n’avait guère que le crochet.
Le travail, c’était la santé, et sa constitution devait demeurer excellente ; le reste n’était que futilités romanesques.
Vieille veuve de petite condition, elle se satisfaisait de sa situation, n’ayant jamais pu prétendre à autant de confort en échange de ses modestes services et d’une simple réserve à toute épreuve. Elle estimait parfois son salaire et ses avantages disproportionnés au regard du peu qu’il lui était demandé ; mais, par ce contrat tacite, elle s'abstenait de questionner les choix étranges de son maître quelque peu excentrique.
S’il exigeait la paix, pour ses vieux jours, elle en demandait autant en attendant de rejoindre son époux.
Dans ce quotidien serein, les uns et les autres n’entretenaient que des rapports de passage. Ils se croisaient seulement au détour d’une circonstance. Et si le docteur et la camérière conservaient un lien tangible avec la réalité au-delà de l’horizon, la fillette ne connaissait rien du monde en dehors du domaine de son royaume. Elle hantait les lieux comme un spectre, glissant silencieusement sur le parquet de la bâtisse, évoluant dans les bois comme une graine de sylphe, et à son instar, semblait se fondre dans le paysage ; si intangible et délicate qu’elle vous glissait entre les doigts.
D’un naturel tranquille, l’enfant se faisait aisément oublier de sa préceptrice qui ne se souciait pas tant de son éducation, pourvu qu’elle demeurât sage. Elle s’instruisait donc seule, parcourant la bibliothèque de son tuteur, découvrant le pays au travers des gravures de ses artistes et de la prose de ses auteurs.
Néanmoins, elle passait l’essentiel de ses journées à flâner dans les plaines et les forêts environnantes, suivie à l’occasion d’une caravane de chats apprivoisés ou de la mésange charbonnière qui sifflait une mélopée pour égayer ses balades. Du reste, elle se satisfaisait de sa propre compagnie, n’ayant jamais connu l’ombre d’un ennui qui lui ferait regretter sa thébaïde.
Munie d’un carnet de feuilles volantes, d’une sanguine et d’une branche de fusain finement ciselée, la fillette arpentait les sentiers et réalisait des esquisses de tout ce qui capturait son attention, de la plus insignifiante marguerite au plus noble chêne. Depuis toutes ces années, elle avait accumulé tant de croquis et de souvenirs illustrés qu’elle en avait tapissé entièrement les murs de sa chambre — ou de sa prairie, comme il lui plaisait de la nommer, l’ayant également garnie de fleurs, d’herbes séchées et de rameaux en tout genre.
La pièce était, en somme, tout à son image.
Ni tout à fait soignée, ni tout à fait sauvage.
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