Chapitre 2

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Comme chaque matin, sitôt le premier rai de lumière transperçant ses rideaux, la fillette fila, pieds nus, saluer la brume. La maisonnée dormait encore, la vieille femme l’ayant quittée aux aurores avec la carriole, allant quérir des provisions au marché du village pour la nouvelle semaine qui s’annonçait. Ainsi qu’à son habitude, elle avait pris soin avant son départ de laisser à la disposition de l’enfant son petit déjeuner sur le buffet dans la cuisine, composé de thé encore fumant et d’une miche de pain frais. Elle dégusta le tout, assise sur le perron, profitant du lever du jour et de la fraîcheur trompeuse de l’aube. La saison estivale fut particulièrement courte, et la lande s’en trouvait déjà engourdie. Les rayons du soleil vacillaient sous la houle du vent du nord qui faisait frémir les frondaisons éparses des hêtres mordorés. Il soulevait les poussières d’or et les feuilles égarées aux reflets safran, puis les emportait sur le chemin jusqu’aux collines et leur pelisse ambrée.

Un courant d’air s’infiltra dans le vestibule, soulevant sa chemise de nuit et lui arrachant un frisson. La fillette resserra davantage l’étreinte de son châle sur ses frêles épaules, puis avala une longue gorgée de son breuvage brûlant avant de retourner à l’intérieur se réchauffer. Puisque le climat ne daignait se montrer plus clément, elle remettrait sa promenade à plus tard. Plutôt qu’au lambinage, elle se consacrerait à la calligraphie en recopiant un à un les contes que lui avait offerts dernièrement son protecteur.
Sans doute traitait-elle l’écriture avec plus de gravité et de noblesse que le dessin, car son application minutieuse alourdissait le tracé, privant l’ensemble de finesse, et jamais elle ne crispait ses phalanges sur son crayon, à l’inverse de sa plume. Il échappait à son emprise et à sa propre volonté, rendant sa ligne souple et raffinée. Le tout relevait de l’instinct tandis que la cursive s’apparentait à une lutte obstinée contre le papier.

Avec précaution, elle pénétra dans le bureau du maître du logis, chacun de ses gestes empreint de solennité, comme si l’accès lui était défendu. Cette prudence relevait pourtant de l’inutile, car le maître avait mis à sa disposition son secrétaire qu’elle pouvait utiliser à sa guise en son absence. Cependant, l’âme du propriétaire imprégnait tant les lieux qu’elle croyait violer son intimité lors de ses visites. La pièce semblait figée dans le temps, si ce n’est qu’une horloge comtoise égrenait gravement les secondes et encore plus sentencieusement les heures dans un coin. Sur les murs couraient des damas lie-de-vin bordés de galons dorés dont émanait un parfum de cire d’abeille mêlée à celui plus persistant du cuir vieilli. Les étagères abritaient une bibliothèque foisonnante d’ouvrages aux dos patinés dont les tranches et les titres brodés d’or brillaient faiblement dans la pénombre, et dans chaque recoin de l’espace s’amoncelaient des encyclopédies, des dossiers et des carnets de notes. Un portrait d’un lointain ancêtre au regard sévère trônait face au rayonnage et surveillait l’enfant qui se hissait sur le fauteuil derrière le bureau. Il lui servait d’autorité morale en l’absence de surveillance, car défier l’égide et offenser l’aïeul d’apparence si respectable de son cher protecteur lui semblait une profanation indigne de la présomption accordée.
Mobilier du siècle dernier, le secrétaire estampillé Nicolas Petit demeurait parfaitement conservé. Orné de marqueteries florales et d’arabesques en bois de rose, il disposait de quatre petits tiroirs galbés à boutons de nacre, encadrant un plus imposant qui faisait usage de coffre. Le tout reposait sur des sabots de bronze ciselés parfaitement lustrés.
De lourds rideaux de velours bourgogne obstruaient la lucarne, l’unique source de lumière, baignant l’ensemble dans une obscurité chaleureuse pour préserver les manuscrits du jour. Alors, elle alluma la lampe à pétrole pour y voir plus clair. Ensuite, dans un des compartiments, la fillette dénicha un buvard, un encrier en faïence, un porte-plume en argent gravé de lys puis quelques feuillets qui gisaient çà et là.

La retranscription de son roman l’occupa jusqu’au retour de sa pourvoyeuse, qui annonça son arrivée par une kyrielle de grommellements marmonnés dans sa barbe et le tintement des bouteilles de lait qui s’entrechoquaient dans le panier qu’elle venait de larguer sur le parquet. S’ensuivit une myriade de doléances délivrées avec bien moins de retenue, persuadée que personne ne les entendrait et ne lui en tînt rigueur.
Si elle se plaignait volontiers de la justesse de son labeur pour ses vieux os, comme à cet instant, jamais, elle n’acceptait l’aide de qui que ce soit pour soulager sa charge. Et si en rares occasions la demoiselle se permettait de lui proposer son huile de coude, elle rétorquait d’un ton doucereux que ce n’était pas dans l’ordre des choses, qu’une aussi basse besogne ne saurait l’incomber et que sa “petite maîtresse” devait retourner vaquer à ses occupations plus convenables.
Sa formulation laissait sous-entendre qu’elle s’entêtait sous la contrainte d’une entité supérieure, mais elle s’appliquait avec une telle ferveur à ne dépendre de personne au quotidien que le doute planait encore sur les raisons de son obstination… Alors, après ce léger instant de flottement, dès lors que la porte de la cuisine fut claquée, la fillette ne se préoccupa de nouveau plus que de son ouvrage.

Le soleil dépassait le zénith lorsqu’il parvint à l’enfant une délicieuse odeur qui répondit à ses instincts les plus primaires et la détourna de sa page. La vieille femme ne prit pas la peine d’élever la voix pour la sommer de se présenter pour le repas, car la petite se débrouillait toujours pour se pointer au moment opportun, sans qu’elle eût à l’y convier. Compte tenu de son emploi du temps volatil, sa ponctualité relevait de l’occulte, à se demander si elle ne possédait pas quelques informateurs parmi les bêtes et les insectes qui rôdaient aux alentours.
Ainsi, à peine la tourte fut-elle posée sur le dessous de plat qu’elle apparut dans l’embrasure de la porte, le regard pétillant, fixé sur sa mise, puis elle s’assit docilement en attendant de recevoir son dû.
Une prière plus tard et le mets consommé, elle s’exempta de vaisselle, car tout juste eut-elle approché l’évier que sa bienfaitrice la chassait du revers de la main sans daigner lui apporter la moindre justification, préférant siroter sa tisane avec ardeur. Ainsi soit-il.

La fillette se retira donc dans le jardin retrouver son dernier compagnon de fortune qui se repaissait tranquillement dans la grange, atermoyant d’être dérangé dans sa retraite substantielle. À l’image de son tuteur, son “cher ami”, comme elle se plaisait à le nommer, n’était pas du genre bavard. Il préférait renâcler dans son coin ou bien paître les plaines environnantes pour passer le temps. Puisque le frison tolérait sa présence, elle lui rendait souvent visite pour lui raconter ses aventures, brossant sa robe ébène, triturant avec ses petits doigts filandreux sa crinière récalcitrante et profitant de sa stature de cheval de trait pour somnoler sur son dos en caressant son encolure.

Ce jour-là, n’ayant pas grand-chose à lui narrer, tandis que le palefroi demeurait impassible, accommodé à cette minuscule créature blottie contre son garrot, elle fredonnait une ritournelle, bras ballants, esquissant un vague sourire quiet avec les paupières à demi closes, visiblement aux portes du sommeil.

Soudain, après de longues minutes de langueur, un bruissement lointain la rappela au présent.

L’écho du tumulte de sabots qui frappaient la terre battue.

Il fut si discret et fugace qu’elle douta un instant de l’avoir entendu, mais elle tendit l’oreille et le miracle se reproduisit. Elle glissa d’un pas léger sur la paille jusqu’à l’extérieur du hangar pour confirmer ses soupçons. En effet, en plissant les yeux, elle distingua une ombre émerger de la ligne d’horizon. Au fur et à mesure qu’elle progressait sur le chemin, celle-ci prenait la forme d’une silhouette aux contours familiers. Cela ne pouvait être qu’une seule personne, mais son retour si précipité lui fit reconsidérer ses certitudes. Cependant, au fur et à mesure que ses traits se confirmaient, son scepticisme se dissipait.

Le docteur rentrait bel et bien au domaine.

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