Prologue
La sombre silhouette de Reclan se presse dans les ruelles du petit village endormi. Le regard vide sous son chapeau à larges bords, il avance à grandes enjambées en direction de la cachette de Charlotte, maintenant sa cape serrée autour de lui. Sous son bras, enveloppée dans un linge, la tête décapitée de l’enfant doit recevoir la bénédiction noire sans attendre.
Il pousse la porte en bois de la maisonnette isolée. L’unique pièce, plongée dans la pénombre, semble déserte. Il soupire et, d’un claquement de doigts, l’illusion se dissipe, révélant la table de rituel en pierre taillée.
Charlotte se tient immobile dans un coin. Son allure glaciale et sa longue toge sombre, rapiécée par endroits, accentuent sa maigreur cadavérique. Sous ses longs cheveux blancs et sales, Reclan aperçoit son regard rouge et ses lèvres excisées. Son visage émacié n’a plus rien d’humain, et il ne s’en étonne plus.
En la voyant encore plus amaigrie qu’avant son départ pour la chasse dix jours plus tôt, son cœur se pince. Il dépose brutalement le paquet sur la dalle froide. Charlotte s’approche et retire le linge, dévoilant le visage figé de l’enfant, pétrifié dans l’effroi. Elle soulève la tête par les cheveux et l’observe de longues secondes. Reclan ne bouge pas.
— Cinq ans, jour pour jour ? Mort en hurlant ? interroge-t-elle de sa voix sifflante, qui résonne dans la pièce.
— Comme à chaque fois, répond-il en retirant son chapeau, impassible.
Charlotte pose ses mains sur les joues ensanglantées du garçonnet et enfonce ses pouces dans ses orbites. Elle lève la tête et laisse couler le sang qui en ruisselle sur son propre visage. Puis, brusquement, elle fracasse le crâne contre la pierre à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il s’ouvre comme une noix. Lorsque l’intérieur se répand, elle l’étale en récitant la prière des ténèbres :
Ô Dieu de l’ombre
Ô Roi de la souffrance
Accepte cette offrande de sang
Cet enfant qui a souffert pour ta félicité
Que ta gloire me transperce
Que ton pardon me ranime
Charlotte grimpe sur la table et glisse dans les restes sanglants. Elle les étale sur son visage, sur son corps, puis lève les mains au ciel, attendant le verdict divin. Mais, une fois encore, rien ne se passe.
— Combien en faudra-t-il encore ? hurle Reclan en frappant la pierre du poing.
— Pas assez de sacrifices pour apaiser la colère du seigneur des ténèbres, souffle Charlotte en abaissant les bras.
— Cela fait vingt ans que j’apporte, à chaque nouvelle lune, la tête d’un enfant de cinq ans… Je n’en peux plus, Charlotte…
Reclan se laisse glisser au sol. Il pose ses mains tremblantes sur son visage et éclate en sanglots. Mais l’odeur de cadavre en décomposition qui flotte dans la pièce lui tord l’estomac. Il se relève d’un bond et s’enfuit à l’extérieur pour reprendre son souffle.
Dehors, le vent d’été siffle dans les branches des chênes majestueux entourant la chaumière, éclairée par les rayons de la pleine lune. Reclan lève ses yeux fatigués et humides vers le ciel étoilé. Seule la quiétude de la nature apaise ses doutes et ses peurs. Ça… et l’alcool de fraises sauvages. Il tire une flasque argentée de sa ceinture et en boit une longue gorgée. Le liquide brûle légèrement la trachée, et il laisse échapper un râle de soulagement.
Charlotte l’observe depuis le pas de la porte, son regard vide fixé sur lui. Elle ne peut pas sortir : la malédiction la retient prisonnière. Reclan tourne la tête vers elle, un mélange de tristesse et de résignation sur le visage. L’amour de sa vie est condamné à errer sous cette forme zombifiée à cause de lui ; et même si tuer des enfants n’est pas dans sa nature, son amour pour elle surpasse tout le reste. Il s’approche et prend ses mains glacées.
— Où que tu sois, je te retrouverai, mon amour, murmure-t-il en les portants à ses lèvres.
Charlotte reste de marbre. Reclan sait qu’elle n’est plus vraiment là. Mais il espère, de tout son être, qu’un jour sa bien-aimée lui revienne…

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