Chapitre 1.

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Vingt-deux ans plus tôt :

La lune léchait encore la cime des chênes lorsque Reclan quitta la chaumière pour partir travailler. Chaque matin, le bûcheron devait se rendre au camp, situé à deux heures de marche du village de Satara, en plein cœur de la forêt venteuse, là où les arbres étaient les plus imposants. La vie était rude en ce temps-là, mais Reclan préférait sans hésiter la compagnie sylvestre à celle de ses semblables. Sa carrure, bien plus robuste que celle de la plupart des hommes de son âge, lui conférait un avantage certain face aux éléments.

Ce jour-là pourtant, une tension presque palpable semblait flotter dans l’air, et Reclan fit de son mieux pour l’ignorer. L’oxygène lui paraissait lourd, et la pâle lueur du jour naissant derrière un matelas de nuages gris ne présageait rien de bon. À mesure qu’il approchait du camp, de nombreux frissons lui parcouraient l’échine. Une terrible impression d’être observé ne le quittait pas.

Arrivé dans la clairière, Reclan fut surpris de ne voir aucun de ses camarades. Les petites cabanes à matériaux étaient vides, et un silence oppressant régnait autour de lui. Brusquement, un cri d’effroi retentit. Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, l’un des ouvriers surgit en courant vers lui, hurlant, le visage déformé par la terreur.

— C’est un succube ! s’égosillait l’homme.

Une créature s’avança calmement derrière lui : un corps féminin, voluptueux, nu et éthéré, à la peau d’un gris laiteux. Son visage aux traits fins et harmonieux était fendu d’un sourire aussi effrayant qu’enjôleur. Ses longs cheveux couleur de cendre virevoltaient dans la brise, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat funeste. D’un bond fulgurant, elle sauta sur le malheureux et le plaqua au sol. Sous le regard horrifié de Reclan, l’homme se consuma en hurlant. Le succube, juché sur son dos, ricana en aspirant la fumée émanant de la chair calcinée. En quelques secondes, il ne resta du compagnon de Reclan qu’un tas de braises ardentes dans lequel le démon se roula avec délice.

D’instinct, Reclan resserra les doigts autour du manche de sa hache. Il savait qu’il n’avait aucune chance face à une telle créature, mais n’avait pas l’intention de mourir sans se défendre.

Lorsque le succube s’approcha, il frappa avec tant de force qu’il lui trancha une mèche de cheveux. Surprise, la créature s’immobilisa.

— Les humains sont si stupides, lança-t-elle avec un rictus dévoilant de longues dents acérées. Je me délecterai de ton essence avant que tu aies le temps de t’en rendre compte !

Elle se rua sur lui en poussant un cri strident qui lui fit lâcher son arme. Elle le projeta violemment au sol. Reclan s’étala, serrant les dents : ses vêtements et sa peau avaient brûlé, laissant une marque de mains noircies sur son torse. Mais avant qu’elle ne charge à nouveau, il saisit sa hache et la lança de toutes ses forces. Il se redressa juste à temps pour voir l’outil s’enfoncer profondément dans le bas-ventre de la créature, qui tituba en arrière. Elle leva vers lui un regard effaré.

— Ce n’est… pas possible, cracha-t-elle avant de s’effondrer.

En une fraction de seconde, son corps se désagrégea en un tas de cendre qu’une bourrasque dispersa sans ménagement. Un calme incertain retomba sur la clairière.

Reclan baissa les yeux vers sa blessure. Malgré la douleur cuisante, la brûlure ne lui sembla pas profonde. Il retira sa chemise en lambeaux, la trempa dans un seau d’eau et la passa sur son torse. Le froid le mordit si violemment qu’il tomba à genoux.

Soudain, la terre se mit à trembler et le ciel s’obscurcit. Des nuées d’oiseaux s’envolèrent tandis qu’une fissure se formait dans le sol. Une ombre titanesque s’éleva, haute de plusieurs dizaines de mètres. Un vent glacé tourbillonnait dans la clairière, soulevant feuilles mortes et débris. De silencieux éclairs blanchâtres déchiraient les cieux.

Tétanisé, Reclan resta à genoux. Au-dessus de lui, deux immenses yeux rouges, luisant tels des rubis incandescents, le fixaient. Une voix sépulcrale jaillit du néant :

— Qui es-tu ?

Reclan demeura muet plusieurs secondes.

— Réponds ! l’invectiva l’ombre.

— Je… je m’appelle Reclan… Reclan Brindebaie, balbutia-t-il.

— Il faut une force et un pouvoir extraordinaires pour venir à bout d’un de mes enfants, Reclan Brindebaie. Mais une telle offense ne peut rester impunie.

L’ombre se pencha, ses yeux à quelques centimètres du visage du bûcheron. Le souffle de Reclan s’accéléra.

— Tu vas payer cette dette par le sang.

Elle insuffla alors un nuage noir dans la bouche et le nez de Reclan, qui se tordit de douleur.

— Toi et les tiens êtes désormais maudits. Seul le sang pur d’un enfant innocent pourra te libérer.

L’ombre se redressa de toute sa hauteur, dominant le corps parcouru de spasmes.

— J’attendrai ton offrande à chaque nouvelle lune, grogna-t-elle avant de disparaître dans les profondeurs de la terre.

Le souffle coupé, Reclan resta immobile. La forêt avait retrouvé son calme, mais son esprit, lui, était brisé. Lorsqu’il parvint enfin à rassembler ses forces, il se hissa jusqu’au seau d’eau, y plongea les mains et les porta à son visage. Aussitôt, l’image de Charlotte, sa bien-aimée, se tordant de douleur dans leur maison, s’imposa à lui.

toi et les tiens êtes à présent maudits

Les mots résonnèrent dans son crâne.

D’un bond, Reclan se releva et détala en direction du village avec une célérité inhumaine. Là où deux heures de marche étaient normalement nécessaires, il ne mit que quelques minutes. Mais, arrivé devant la chaumière, il s’immobilisa. Les murs de pierre paraissaient plus usés et le toit semblait prêt à s’effondrer. Il poussa doucement la porte vermoulue, qui grinça en s’ouvrant sur une pièce délabrée et dépourvue de mobilier. Seule, en son centre, trônait une imposante table en pierre gravée de mystérieux symboles.

Un bruissement furtif dans un coin attira son attention.

— Charlotte ? Mon amour, c’est toi ? demanda-t-il d’une voix hésitante.

Tel un spectre, une silhouette s’avança vers lui, révélant sa bien-aimée sous un aspect qui hanterait son esprit pour de longues années…

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