Chapitre 2.
Ces deux décennies d’errance sanguinaire ont transformé Reclan en une coquille vide de toute sensibilité. À chaque lune, il arpente, des jours durant, les villes et villages en quête d’une nouvelle victime pour satisfaire la soif insatiable du seigneur noir. Son unique réconfort tient dans une flasque enchantée en argent gravée d’un dragon, qu’il a subtilisée dans une maison noble. Même si l’alcool de fraise sauvage qu’elle distribue en permanence n’a plus le pouvoir de l’enivrer, il lui apporte un peu de cette chaleur que son cœur a perdue.
Reclan lève son regard vers l’immensité céleste. La nuit est claire et le ballet enchanteur des étoiles l’hypnotise un court instant. « Une victime de plus », pense-t-il en avalant une gorgée brûlante du liquide salvateur. Dans son malheur, il est presque soulagé que la malédiction lui confère une insomnie sans fin. Il n’ose même pas imaginer les cauchemars que ces sacrifices inhumains insinueraient dans son esprit torturé s’il pouvait encore dormir.
Il se redresse pour regagner la chaumière. L’odeur est insoutenable et, même s’il n’a pas mangé de nourriture solide depuis presque un quart de siècle, Reclan se retient de vomir. Comme à son habitude, Charlotte se tient dans un coin de la pièce. Sa silhouette cadavérique et émaciée est parcourue de soubresauts qui font trembler sa longue chevelure grise et filasse. Reclan reste sur le pas de la porte pour l’observer dans la lumière lunaire. Il se rend bien compte qu’elle n’est plus la belle jeune femme rousse qu’il a épousée, celle qui rêvait de devenir herboriste et d’avoir des enfants. Son corps, bien qu’en décomposition, est encore là, mais pas son âme.
Il saisit un seau d’eau qui traîne au sol et en déverse le contenu sur la table du rituel. Une mare rouge se forme sur la terre battue, révélant des ossements et des morceaux de chair putréfiée des sacrifices précédents.
— C’est important de les laisser, souffle la voix sifflante de Charlotte.
— Je le sais, s’emporte Reclan. Tu me le répètes sans cesse !
— Le seigneur des ténèbres apprécie nos offrandes, sois-en sûr.
— Quatre-vingt-dix-neuf, pour être précis, soupire-t-il en s’adossant contre un mur. Combien en faudra-t-il encore ?
Charlotte reste silencieuse, immobile, impassible. Ses yeux laiteux vidés de leur essence vitale et ses lèvres cousues d’un fil de jute grossier témoignent qu’elle n’écoute ni ne répond réellement à Reclan.
— Peut-être que la centième sera la bonne, murmure-t-il en portant la flasque à ses lèvres.
—
Reclan reste auprès de sa bien-aimée jusqu’au lever du jour. Il lui faut attendre les instructions de Charlotte concernant la prochaine victime.
— Volarta… une grande maison en pierre rouge… un arbre aux feuilles sombres… une petite fille aux boucles noires, siffle Charlotte.
— Volarta ? Voilà bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans la capitale, s’exclame Reclan, surpris.
— Jumelle, ajoute Charlotte.
— Quoi, il y en a deux ? s’inquiète Reclan. Ce n’est pas faisable, je ne peux pas !
— Il faut les deux…
Reclan reste interdit plusieurs secondes, le temps de digérer l’information. Il n’est déjà pas aisé pour lui de décapiter un enfant seul sans trop attirer l’attention, alors deux en même temps… cela relève de l’impossible. Sans compter que l’enfant doit impérativement hurler au moment où la lame sépare sa tête de son corps, car, selon Charlotte, les cris de douleur et de panique sont un moyen de prévenir le seigneur des ténèbres que le sacrifice a été ordonné dans les règles. Mais Reclan a pour interdiction formelle de les kidnapper : ils doivent mourir dans leur lit, le soir exact de leur cinquième anniversaire.
— N’est-ce pas déjà suffisamment cruel ?
Charlotte reste impassible face aux états d’âme de Reclan, ce qui le plonge aussitôt dans une colère noire. Il se précipite sur elle et la plaque contre le mur. Tandis qu’il halète, les dents serrées, Charlotte le regarde sans le voir, ses yeux vagabondant dans le vide. Il resserre son emprise jusqu’à sentir ses os craquer sous ses doigts, mais toujours aucune réaction. Doucement, la tension dans les muscles de Reclan retombe et il prend conscience qu’il ne peut rien faire pour changer le cours des choses. Résigné, il la relâche et quitte la maisonnette.

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