Rudy

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La première fois que j'ai vu Josh, c'était aux funérailles de maman. La pauvre souffrait depuis des années d'une forme agressive de cancer des ovaires. Bien que son départ l'année de mes seize ans m'ait profondément attristé, nous étions soulagés de la savoir enfin libérée de ce fardeau qu'elle a dû supporter pendant près de dix ans.

Nous étions le 8 octobre 1988, une journée radieuse. L'automne avait paré la nature de magnifiques couleurs vibrantes et le soleil brillait d'un éclat rassurant. Maman avait toujours souhaité être enterrée auprès de ses parents, au cimetière de la petite ville de Spencer, dans l'Indiana, là où elle avait grandi.

Avec papa, nous nous sommes montrés dignes et avons fait de notre mieux pour contenir notre tristesse de devoir lui dire ce dernier adieu. C'est à la fin de la cérémonie qu'on m'a présenté Josh comme étant l'un de mes cousins éloignés. Je suis aussitôt tombé fou amoureux de lui.

Il avait dix-neuf ans et passait par une "phase gothique", comme disait sa mère. Il était grand, bien plus que mon petit mètre soixante-deux, mince, très élancé. Avec ses longs cheveux noir de jais bouclés et les traits de crayon sous ses yeux bleus, il ressemblait à un vampire sorti tout droit d'un film d'épouvante et pourtant, je le trouvais si beau.

Avec quelques membres de la famille, nous nous sommes retrouvés à la maison. Papa avait prévu un repas pour ceux qui le souhaitaient et je fus soulagé que la mère de Josh accepte de venir jusqu'à Paragon, la ville où nous habitions.

J'avais remarqué que Josh n'était pas très bavard en présence des adultes, et plus particulièrement de sa mère. Je lui ai proposé de venir voir ma chambre et ma collection de minéraux.

— Dis donc ! Ça en fait des pierres.

— C'est pas des pierres, c'est des minéraux.

— Et c'est quoi la différence ?

Je m'étais alors lancé dans un monologue interminable. Josh ne m'a pas coupé une seule fois la parole et écouta avec intérêt chacun de mes mots. Mais tout à coup, il posa sa main sur ma joue.

— J'ai repéré deux pierres précieuses tout à l'heure et j'aimerai bien les observer de plus près, si t'as fini.

Il posa son front contre le mien et ses yeux me transpercèrent durant de longues secondes. Brusquement, il déposa un bref baiser sur mes lèvres et se recula.

— Ce sont deux magnifiques onyx que tu as là.

Il parlait évidemment de mes yeux noirs, mais je ne sentais plus que la chaleur de son baiser.

— Attend… tu t'y connais en pierres ?

— En minéraux, pas en pierres ! Mais ouais, ça va.

— Pourquoi tu m'as laissé faire un exposé alors ?

— Parce que t'as une belle voix et que t'es encore plus craquant quand t'es passionné.

J'avais le feu aux joues, la gorge sèche, mon cœur battait à tout rompre. Il m'a lancé un sourire en coin à la limite de l'insolence, avant de m'attirer vers lui et de m'embrasser comme jamais je ne l'avais été.

J'ai grandi au fin fond de l'Indiana, dans la petite ville de Paragon. C'était pas l'éclate tous les jours avec la maladie de maman, mais j'ai eu la chance d'être entouré d'une communauté à l'écoute et tolérante. Malgré ma petite taille et ma maladresse, je n'ai jamais eu à subir de harcèlement, même si je n'avais aucun véritable ami. Mes camarades me respectaient essentiellement à cause de la maladie de ma mère. Cependant, ma timidité ne m'avait jamais permis d'avoir un petit copain. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé les garçons. Avant même mon adolescence, je piquais les magazines de sport de papa pour mes plaisirs solitaires. Je n'étais évidemment pas en reste lorsqu'on se retrouvait à moitié nu dans les vestiaires après la gym.

Pour Josh, c'était différent. Déjà, il habitait à Beech Grove, dans la banlieue d'Indianapolis. Ça lui offrait les avantages de la grande ville, mais aussi ses inconvénients. Son look, sa grande taille élancée ou encore ses cheveux longs étaient autant de sujets de moqueries durant sa scolarité. Une goutte d'eau dans son océan de mal-être. Lui a découvert son homosexualité après qu'un camarade avait parié avec ses potes qu'il parviendrait à l'embrasser. Josh avait eu beaucoup de mal à supporter cette humiliation et s'était enfermé dans un rôle d'hétéro solitaire. Jusqu'à notre rencontre…

Comme on habitait qu'à quarante-cinq minutes de route, on se voyait dès qu'on en avait l'occasion. Ses parents ne manquaient pas d'argent et lui avaient offert une Mustang V8, un modèle 1970, bleu avec des bandes noirs, magnifique. Parfois, il me faisait la surprise de me récupérer au lycée. J'avais l'impression d'être une star, certains élèves nous sifflaient en levant le pouce en l'air. Mais les filles avaient la fâcheuse habitude de lui sauter dessus. Malgré un fort sentiment de jalousie, j'étais toujours émerveillé et attendri par la façon dont son visage s'éclairait lorsqu'il m'apercevait.

On trainait souvent à une ancienne carrière où j'allais chercher des fossiles quand j'étais petit. On ne faisait rien de spécial, il avait toujours une couverture dans son coffre qu'il étalait sur le capot et le pare-brise pour qu'on puisse s'allonger et discuter. Évidemment, on s'embrassait, beaucoup, mais on passait le plus clair de notre temps à parler de tout et de rien. Le seul contact de sa main dans la mienne me faisait un bien fou et je voyais que lui aussi.

Papa me posait fréquemment des questions sur ce que l'on faisait ensemble, je suis toujours resté vague. J'imagine qu'il se doutait de quelque chose, mais il n'en a jamais parlé. Il me donnait l'impression d'être heureux de me voir sortir de ma coquille, fréquenter "quelqu'un". Que Josh ait été un ami ou un amant lui semblait égal.

L'été 1989, on a réussi à convaincre nos parents de nous laisser partir camper tout un week-end. Quand Josh est arrivé pour me récupérer, il avait coupé ses cheveux super court, ras de chez ras. Il ne portait plus de crayon noir et ses fringues étaient plus "discrètes". Je me rappelle avoir eu un petit pincement au cœur en voyant disparaître cette part de son identité, mais j'étais heureux qu'il s'épanouisse, il était toujours aussi beau à mes yeux.

— C'est sympa, ton nouveau look.

— Ravi que ça te plaise, j'avais besoin de… changer.

Il m'a souri et nous avons sauté dans la voiture, direction le lac Michigan. On a posé notre tente dans un petit camping à deux pas d'une plage avant d'aller se baigner. C'était la première fois qu'on se retrouvait dénudés à proximité l'un de l'autre et j'étais tellement excité que je n'ai pas pu quitter ma serviette, allongé sur le ventre.

— T'es sûr que tu veux pas te baigner ? L'eau est trop bonne !

Je le revois s'allonger nonchalamment sur sa serviette, son corps si parfait luisant sous le soleil du mois d'août. Sa peau clair, laiteuse, semblait si douce, si fragile. Je mourrai d'envie de le toucher. À tel point que mon érection s'accentua, douloureusement.

— T'es sûr que tout va bien ?

Je ne sais pas pourquoi, mais je ressentis le besoin d'être honnête avec lui.

— Ça va… c'est juste que… tu es si beau que je…

— Que quoi ?

Il ouvrit de grands yeux ronds et sa bouche s'arrondit à son tour.

— Tu veux dire que là tu… ?

J'ai timidement acquiescé. Il s'est mordu les lèvres et s'est penché sur moi.

— Si tu veux, je peux te donner un coup de main ?

Je peux encore sentir son souffle chaud dans mon oreille tandis que ces mots résonnaient dans ma tête. J'en ai mouillé mon slip, littéralement. D'une certaine manière, c'était ma première expérience sexuelle avec un garçon. J'étais si gêné que j'aurais voulu me noyer dans le sable de la plage. Il a passé sa main dans mes cheveux et m'a embrassé, comme ça, devant tout le monde.

— C'est pas grave, on a toute la nuit pour se découvrir.

J'ai rebandé direct !

Le soir, on avait fait un feu sur la plage pour griller des marshmallows et lorsque Josh le laissa s'éteindre, la nuit était si claire qu'on voyait la Voie lactée, un spectacle féérique. Il s'est alors agenouillé devant moi et m'a tendu un petit écrin en velours rouge. J'ai cru que mon cœur allait s'arrêter de battre tellement j'étais surpris. À l'intérieur, il y avait une magnifique bague argentée qui représentait deux branches d'arbre entrelacées. L'une était ornée d'une pierre noir et l'autre d'une pierre bleue.

— Un onyx pour toi, dit-il, les yeux brillants.

— Un saphir… pour toi ?

Il m'a souri et tandis que je tremblais comme une feuille, il a passé le bijou à mon annulaire droit.

— Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée, Rudy…

Alors que j'éclatais en sanglot, il m'a attiré vers lui et m'a serré dans ses bras de toutes ses forces. J'aurais voulu que le temps s'arrête, que cet instant se fige pour l'éternité, me laissant dans ses bras jusqu'à la nuit des temps. Je me serais nourri de son odeur, j'aurais bu ses lèvres, dévoré son corps sans jamais en être rassasié.

Cette nuit-là, nous avons fait l'amour, plusieurs fois. Il m'a offert son expérience, son enseignement de l'acte charnel, je n'ai plus jamais ressenti autant de sensations si différentes, parfois même contradictoires. Il s'est montré d'une extrême douceur, chacun de ses gestes était millimétrés, calculés pour me procurer le maximum de plaisir. Il a exploré chaque recoin de mon corps, m'a offert ses mains, ses lèvres, son sexe.

— Je t'aime, Josh…

— Je t'aime, Rudy…

Si j'avais su que cette nuit serait notre dernière, je ne l'aurais jamais quitté…

Quelques jours plus tard, après une violente dispute avec ses parents, Josh s'est pendu dans le garage de la maison familiale. J'étais anéanti, le monde s'est écroulé autour de moi, se détachant en lambeaux de rancœur, de tristesse et d'incompréhension. Je pensais avoir compté pour lui, être parvenu à lui faire comprendre que la vie valait la peine d'être vécu, mais il m'a abandonné.

Le jour de son enterrement, je me suis penché sur lui, les yeux débordants de larmes. Je n'ai même pas pu lui offrir un dernier baiser. Lorsque nous sommes rentrés à la maison avec papa, il y avait une lettre pour moi. Une lettre de Josh…

Rudy, mon amour, ma vie…

Je sais que je vais te faire du mal en t'abandonnant aussi violemment, mais je n'en peux plus. Malgré l'amour que nous partageons, mes épaules ne sont plus en mesure de supporter le poids de cette vie injuste. Hier, j'ai dit à mes parents que j'étais gay et ils ont très mal réagi. Mon père m'a frappé… il a menacé de m'envoyer dans un camp pour me "soigner"… ma mère pleurait en demandant ce qu'elle avait fait au ciel pour mériter ça… je n'ai jamais eu aussi peur…

Tu as été la lumière dans ces ténèbres qui m'étouffaient. Sans toi, j'aurais quitté ce monde depuis longtemps, mais je ne n'ai plus la force de me battre…

Promets-moi de vivre ta vie comme bon te semble et de ne jamais laisser personne te dire qui aimer ! Soit fort pour moi, pour nous deux, en souvenir de notre amour…

Je t'aime, Rudy ! De tout mon cœur, de toute mon âme, comme jamais je n'ai aimé personne ! J'espère que tu trouveras en toi la force de me pardonner ce gêste lâche…

Et s'il existe un après, j'espère de tout cœur t'y retrouver un jour, mon éternel amour…

Josh

Ce soir-là, j'ai sauté sur mon vélo et j'ai foncé à la carrière. Je suis resté un long moment à contempler les étoiles, j'avais l'impression d'y voir son visage, de l'entendre murmurer. Le vent soufflait dans les branches des arbres et la chaleur de l'été se dégageait encore de la pierre à vif. Je me suis levé et je me suis penché au-dessus du vide. J'ai ouvert les bras tandis qu'un flot ininterrompu de larmes m'inondait le visage, mais un éclat de lumière attira mon attention. Sous les rayons de la lune brillait la pierre bleu à mon doigt. J'ai souri et me suis reculé d'un pas…

— Je te retrouverai un jour, mon amour…

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