Vengeance
Je n'ai jamais compris pourquoi les gens voulaient tous s'enfermer dans des cases. Hétéro, Homo, Bisexuelle ou encore Lesbienne, pour ne citer que les plus "communs"… Autant d'adjectifs qui s'avèrent plus exclusifs qu'inclusifs, à mon sens.
Durant mon adolescence, j'ai eu de nombreuses expériences différentes. Caroline, une grande blonde aux yeux bleus, belle comme Claudia Schiffer. Sarah, une petite brune d'origines Kabyles, un délice d’Orient à la peau épicée. Mais aussi Lucas, l'un de mes meilleurs amis avec qui j'avais passé un été chez sa grand-mère dans le sud de la France. Ou encore Enzo, mon correspondant Italien, grand, brun, un regard de braise et des fesses à damner un saint…
Tout ce petit monde ne m'avait jamais fait me poser de questions : j'appréciais les femmes autant que les hommes et cela me semblait tout à fait normal. Mais je n'arrivais pas à me considérer bisexuelle, car il m'était impossible d'envisager une relation avec plusieurs partenaires, ne serait-ce que deux. Le plus logique me parut donc de construire ma vie avec une femme, et quelle femme : Jessica, un mètre soixante-quinze de jambes interminables et une poitrine voluptueuse, de longs cheveux châtain, des yeux marron en amande… une déesse descendue sur terre.
Nous avons vécu quinze merveilleuses années d'un amour que je pensais sans cesse renouvelé, mais nous ne pouvions pas concevoir d'enfants. Des problèmes de fertilités qui nous rendaient incompatibles sur le point de la procréation, mais n'empêchait pas notre amour de briller aux yeux de tous. Du moins, en apparence…
Un jour, ma belle a brutalement changé d'attitude à mon égard. Un revirement aussi soudain qu'imprévisible qui m'avait frappé avec une telle force que la date s'est imprimée en lettres rouges dans ma mémoire : c'était le 5 avril 2024.
Ce soir-là, Jessica était rentrée soucieuse du travail. Cela ne m'a pas frappé sur le moment, car c'était habituel. Son emploi lui pesait et je faisais mon possible pour lui remonter le moral quand elle n'allait pas bien. Je lui avais servi son cocktail préféré et nous avons trinqué, mais au moment de déposer un baiser sur ses lèvres, elle s'était brusquement reculée, prétextant sa mauvaise odeur et le besoin urgent d'une douche.
Le temps qu'elle se savonne, j'étais retourné à la cuisine pour finir de préparer le diner. Elle qui était d'habitude prompte aux douches rapides passa plus de trente minutes sous l'eau chaude, à tel point que je dus m'assurer que tout allait bien. Malgré un "Oui ! C'est bon !" plutôt agressif de sa part, je retournais finir la préparation du repas. Je me rends compte de tous ces petits signes après coup, mais sur le moment, je n'ai pas trouvé cela inhabituel.
Lorsque nous sommes passés à table, j'ai tenté de lui faire la conversation, de lui changer les idées avec mes blagues et anecdotes qui la faisaient tant rires avant. Mais elle resta stoïque, le nez dans son assiette, lorsque ce n'était pas sur son smartphone. Pensant à la "mauvaise période du mois", j'avais préféré ne pas en rajouter.
Plus tard, alors qu'elle était emmitouflée dans un plaid à l'autre bout du canapé, j'avais eu le malheur de lui demander ce qu’elle souhaitait regarder à la télévision. Ses yeux au ciel et son expression exaspérée m'avaient tiraillé les entrailles, mais toujours persuadé de son indisposition, je m'étais repris et avais choisi un film qu'elle adorait : Pretty Woman.
Il lui arrivait souvent de m'appeler son Richard Gere, parce que je la traitais comme la princesse qu'elle était à mes yeux. Mais ce soir-là, elle resta scotchée à son smartphone la majeure partie du film, sans expression, impassible devant les scènes qui la faisaient rire ou pleurer autrefois.
Puis nous sommes allés nous coucher, sans un mot, sans un regard, une froideur presque palpable dans l'air. Je suis resté plus longtemps que nécessaire aux toilettes pour lui laisser le temps de se brosser les dents et se mettre au lit sans l'incommoder. Une fois ma bouche propre, je me suis glissé dans les draps et en remarquant qu'elle dormait déjà (ou peut-être faisait-elle semblant), j'ai déposé un baiser sur son front et lui ai dit "je t'aime", comme nous avions l'habitude de le faire chaque soir avant de nous endormir. Le sommeil m'a fui une bonne partie de la nuit. Je me sentais mal pour elle et m'inquiétais de la voir aussi distante. Jusqu'à ce que mes yeux se ferment d'épuisement.
Le lendemain matin, je m'étais éveillé dans un lit vide. Jessica avait filé au travail sans un bruit, bien plus tôt qu'à son habitude. Pensant avoir fait une bêtise et voulant me faire pardonner, j'avais décidé de prendre ma journée et de lui organiser un pique-nique en surprise dans le parc à côté de son bureau, pour sa pause déjeuner.
Mais alors que j’attendais dans ma voiture, impatient de voir son visage s'illuminer lorsqu'elle m'apercevrait, je la vis soudain quitter l'immeuble au bras d'un autre homme. Elle posait sa tête sur son épaule par intermittence tandis que leurs doigts entrelacés et leurs larges sourires ne me laissèrent aucun doute sur la nature de leur relation.
Pris de court, je me suis machinalement affaissé dans mon siège pour qu'ils ne me voient pas. Mon cœur était sur le point de quitter ma poitrine en fanfare tandis que mon estomac se nouait à mesure que je prenais conscience de la situation. Après qu'ils eurent disparu dans la bouche de métro la plus proche, j'ai démarré en trombe et suis rentré à la maison.
J'ai patienté jusqu'à son retour, ruminant et tergiversant sur toutes les implications possibles. Quatre longues heures durant, j'ai fulminé, passant de l’interrogation à la déception, de l’effarement à l'apitoiement. Le son de la clé dans la serrure fut un soulagement, de courte durée.
— Qu'est-ce que tu fais déjà à la maison ? m'a-t-elle lancé en grimaçant.
— Qui est cet homme ?
— De qui tu…
Je l'ai interrompue, brusquement, plus que je ne le voulais.
— Tu sais très bien de qui je parle !
Elle baissa les yeux en soupirant bruyamment, immobile dans le hall d'entrée tandis que j'attendais une réponse assis dans les escaliers, fébrile. Dans un geste d'un dramatisme calculé, elle se pinça l'arête du nez et commença à sangloter.
— Arrête tout de suite ton cinéma ! l'ai-je invectivée. Qui est ce type ?
— Tu ne le connais pas…
Sans m'en rendre compte, je me précipitais sur elle, l'agrippant violemment par le bras.
— Je ne te demande pas son nom ! Je veux savoir ce qu'il est pour toi !
En me repoussant avec une grimace de douleur, elle me lança sans sourciller :
— C'est le véritable amour de ma vie !
Un couteau en plein cœur ne m'aurait pas fait plus de mal. Mes yeux se remplirent aussitôt de larmes et je vacillais en chancelant jusqu'à perdre l'équilibre.
— Je suis enceinte… de lui…
Son ton calme camoufla le cataclysme du monde qui s'écroulait autour moi. Je crus ne plus jamais arriver à remplir mes poumons d'air et que mon cerveau fondait dans ma boite crânienne. Sans un mot de plus et avec une assurance à la limite de l'insolence, elle me cracha qu’elle envisageait de me quitter depuis longtemps, avant de sortir de la maison sans se retourner.
J'étais anéanti, perdu, déboussolé. Comment pouvait-elle me faire ça après tout ce que nous avions vécu ? Après que je lui ai donné les plus belles années de ma vie…
Sauf que pour être totalement honnête avec moi-même, cela faisait quelque temps que mon regard s'attardait sur les hommes. Il m'était devenu difficile de me rendre à la salle de sport tant ces corps masculins, que je faisais mon possible pour ne pas désirer, me troublaient. Je n'aurais jamais franchi le pas, j'aimais Jessica plus que ma propre vie. Mais au-delà de sa subite révélation et de la douleur de notre séparation à venir, je me suis senti… soulagé…
Dans les mois qui suivirent, je découvrais auprès d'amies en commun qu'elle menait cette double vie depuis de nombreuses années. Peut-on réellement parler d'amies dans ces circonstances ? Les siens, pour sûr. Je me suis éloigné de tous ces hypocrites sur lesquelles je pensais pouvoir compter. D’ailleurs, beaucoup d'entre eux la défendirent en évoquant nos problèmes de procréation, ce qui eut le don de me mettre en rage.
Plus tard, lors d'un rendez-vous avec mon avocat, j'explosais en larmes et lui avouais tout, de rage, mais surtout par rancœur. Avec beaucoup de délicatesse, il posa sa main sur la mienne et me sourit.
— Ne vous inquiétez pas, on va les faire payer, avait-il dit avec détermination en plongeant son regard dans le mien.
À cet instant, j'ai ressenti une chaleur dans mon ventre, comme si l'explication à mon existence était écrite dans ses yeux. Doucement, il s'est penché vers moi, juste assez pour que nos lèvres s'effleurent. Son souffle, son ardeur, son parfum, le goût de sa peau… cela représentait tout ce que je m'étais interdit, tous ces hommes avec qui je faisais l'amour dans mes rêves et que je revoyais le lendemain en me masturbant sous la douche.
J'ai aimé Jessica, du plus profond de mon cœur, mais pour de mauvaises raisons…
Malgré mon ouverture d'esprit, le poids des préjugés et de la société m'avait aveuglément enfermé dans mon rôle d'hétérosexuelle. Grace à Jessica, je n'avais pas à m'inquiéter du regard des autres ou de leurs insultent. Elle était ma couverture involontaire, le bandeau qui m'empêchait de me voir tel que j'étais… Mais malgré cette prise de conscience, je ne pouvais concevoir qu'après tout ce que j'avais investi dans notre relation elle puisse me jeter comme un vulgaire mouchoir en papier usagé.
Je suis devenu aigri, en proie aux crises de nerfs, et malgré les psychotropes que mon médecin me prescrivait, j'ai tout fait pour me venger. Avec l'aide de mon avocat, j'ai regroupé le maximum d'informations pour les détruire, elle est son bellâtre. J'ai réussi à obtenir une annulation du mariage en mettant en avant le nombres d'années où elle avait mené sa double vie, la laissant sans un sous de ma part, ni même un bien. Beaucoup montèrent au créneau pour la défendre, notamment sa famille, mais ils n'avaient aucune défense à proposer. Toutes ces années à faire en sorte de la rendre heureuse, à lui offrir tout ce que ses yeux désiraient, me rendaient intouchable. En compassion du préjudice et pour lui éviter de me verser des dommages et intérêts, j'ai exigé de garder la maison, le coup de grâce pour elle, car elle avait passé des mois à la concevoir avec son amie architecte.
J'ai conservé tout ce qui avait de la valeur à ses yeux, et j'étais enfin libre !
Le 8 décembre 2024, en quittant le tribunal après l'annonce du verdict, j'ai invité mon avocat à boire un verre à la maison, pour fêter ça. C'était un beau garçon, un peu plus jeune et en forme, mais il ne m’intéressait pas plus que ça. Je voulais juste… m'amuser…
Nous avons fait l'amour dans toutes les pièces. J'ai pris soin de souiller avec une perversité vengeresse les meubles et objets que Jessica avait soigneusement collectés et qu'elle adorait. Tables, tapis, commode, rideaux… même cet horrible portrait d'un soi-disant ancêtre français du seizième siècle. Celui-là, je lui ai réservé ma plus belle éjaculation, mais rien n'a été épargné.
Ce jour-là, je n'ai jamais autant pris mon pied de toute ma vie…
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