-Je pourrais être une civile au milieu des ruines de son quartier et de son pays. Je pourrais être une migrante avec un nouveau né au milieu de la méditerranée, priant pour enfin discerner des terres parmi le brouillard. Je pourrais être otage, esclave, prisonnière; je pourrais être battue, violée, torturée ou même tout cela à la fois. Je suis chanceuse, je n'ai rien vécu de tout cela.
Ma révolte, mon indignation s'expliquent par le fait que tout ce qui arrive de dramatique et d'injuste pour les femmes de ce monde, personne ne veut réellement en débattre. Mon seul désir aujourd'hui est justement d'en parler, de militer et enfin d'agir.

-Oui, évidemment, mais vous comprenez certainement, reprit l'animateur radio, que le public ne retient que des images chocs, si vous me permettez l'expression. D'ailleurs pour preuve, montrer votre poitrine a fait envoler les ventes de votre dernier livre.

- Cela n'a pourtant rien à voir; j'étais l'invitée du 20h, justement car le livre se vendait déjà très bien. M'exposer ainsi était un acte féministe et vous le savez très bien. Mes convictions font partie de moi, et vous pouvez en être certain, je me fous de gagner de l'argent avec ça. Je préférais très nettement que les femmes soient enfin considérées avec égalité et respect plutôt que de devoir "choquer" tel que vous le dites. 

Et l'animateur continua son numéro. J'observai de temps à autre l'un de ses collègues lui faire un signe du pouce, pour l'encourager à me pousser davantage dans mes retranchements. J'essayais tant bien que mal de garder un peu de sang froid mais toutes ces conneries d’auto méditation et de sang froid ce n'était pas pour moi.
Ce mec, une horreur... Il était pacha en son domaine, vous savez, le cinquantenaire qui joue de sa crinière blanche  à la moindre occasion, dans le répertoire "j'ai été beau gosse et franchement j'assure toujours". Il me parle de ma notoriété, acquise selon lui de façon malhonnête sur un coup de buzz et pas sur des qualités intellectuelles. J'étais réduite à la nana qui avait écrit des romans à l'eau de rose pour septuagénaire; et qui maintenant montrait sa poitrine pour de vagues revendications féministes.
Voilà à quel type de personnage je devais faire semblant de sourire, à qui je devais encore parler poliment parce que j'étais au micro d'une radio nationale bien pensante. Quelle monstrueuse erreur de ma part d'avoir accepté cette invitation.

De temps à autre, je recevais des sms apaisant de mon nouvel assistant qui se trouvait lui aussi dans la régie. Ma maison d'édition m'assignait ce garde pour soi disant "modérer mon tempérament et mes actions". Il n'empêche que tout ça les arrangeait bien.
Certes, je ne vais pas vous mentir, je n'ai pas écrit un Balzac. Cela faisait des années que j'étais pigiste dans un journal local et que j'écrivais parfois des romans pour les collections "Passion" simplement pour vivoter grâce à mon amour pour les mots. Mon dernier ouvrage, totalement différent,  m'apportait quelques foudres car celui-ci racontait comment j'avais utilisé mon corps pour approcher certaines personnalités influentes et gagner moi-même une forme de pouvoir. C'était une confession, une dénonciation, un cri de guerre,  un avertissement. Pourtant, j'avais commis une méprise puisqu'une majorité du public ne s'y intéressait que pour les chroniques sexuelles. 

Ce que j'ai fait il y a quelques semaines pour soutenir un mouvement féministe n'a fait que tuer dans l’œuf le moindre embryon de crédibilité. J'ai tout fait de travers, parce que je veux tout donner, tout de suite. Je veux combattre, je veux triompher. J'ai essayé d'être quelqu'un de bien, je voudrais donner une parcelle d'utilité à mon existence; mais peut-être ne suis-je que quelqu'un de travers qui attire seulement les tordus.