Chapitre 10
Ludovic Leclerc, assis dans une salle d’interrogatoire austère, observait les visages défaits des témoins qui défilèrent devant lui. L’air était lourd, saturé de silence et de murmures hésitants. Ces témoins avaient tous été présents lors des meurtres les plus récents, des hommes et des femmes ordinaires plongés, sans le vouloir, au cœur d'une affaire terrifiante. Mais à mesure que les entretiens s’enchaînaient, une chose devenait de plus en plus évidente pour Ludovic : les souvenirs de ces gens étaient étrangement flous.
Le premier témoin, un homme d’une cinquantaine d’années au visage marqué par la fatigue, semblait particulièrement perturbé. Il jouait nerveusement avec un mouchoir en papier, incapable de regarder Ludovic dans les yeux.
« Vous avez vu l’homme en rouge et blanc, n’est-ce pas ? » demanda Ludovic d’une voix calme mais ferme.
L’homme fronça les sourcils, comme si cette simple question le plongeait dans une confusion encore plus grande. « Rouge et blanc ? Oui, je crois… enfin, peut-être. » Il fit une pause, cherchant visiblement à rassembler ses pensées. « Je sais que quelqu’un… quelqu’un était là, mais je ne peux pas dire à quoi il ressemblait. C’est flou. »
Ludovic s’efforça de contenir sa frustration. Ce n’était pas le premier témoin à lui donner une réponse aussi vague. Tous semblaient être dans le même état, incapables de fournir des détails clairs. Pourtant, plusieurs avaient mentionné un homme en pull rayé juste après les événements. Mais maintenant que les jours passaient, ces souvenirs s’étiolaient, se déformaient, comme effacés par une main invisible.
Le détective se pencha légèrement en avant, son regard se durcissant. « Essayez de vous concentrer. Pensez à ce moment, juste avant que la victime ne soit découverte. Cet homme, qu’est-ce que vous avez vu exactement ? »
L’homme secoua la tête, une ombre d’anxiété passant sur son visage. « Je… Je crois que je l’ai vu bouger dans la foule, mais à chaque fois que je tournais la tête, il… il n’était plus là. Ou peut-être qu’il n’était jamais là. » Il lâcha un soupir frustré, le regard perdu. « Je ne sais plus. C’est comme si mon esprit me jouait des tours. »
Ludovic sentait une tension croissante dans son ventre. Les mots du témoin résonnaient avec ce qu’il avait déjà entendu des autres. C’était toujours la même chose : Charlie apparaissait brièvement dans leur champ de vision, mais dès qu’ils tentaient de se souvenir avec précision, leur mémoire devenait incertaine, confuse. L’homme en rouge et blanc semblait se glisser dans leurs pensées, seulement pour s’en échapper avant qu’ils ne puissent le retenir.
Le témoin quitta la pièce, et Ludovic prit une profonde inspiration avant de faire venir la personne suivante, une jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle avait assisté à un autre meurtre, et son premier témoignage avait mentionné « un homme étrange qui ne semblait pas à sa place ». Mais aujourd’hui, ses propos étaient devenus tout aussi nébuleux que ceux des autres.
« Vous avez parlé d’un homme que vous avez trouvé étrange ce jour-là. Pouvez-vous me dire pourquoi ? » demanda Ludovic.
La jeune femme hocha la tête lentement, ses yeux fixés sur ses mains. « Oui, enfin… je pensais qu’il était étrange, mais maintenant que j’y repense, je crois que j’ai exagéré. Vous savez, c’était le chaos, et il y avait tellement de monde. Il pourrait avoir été n’importe qui. »
Ludovic fronça les sourcils. « Mais vous avez mentionné qu’il portait un pull rayé, rouge et blanc. C’est assez distinctif, non ? »
Elle hésita, ses yeux se plissant comme si elle essayait de se rappeler quelque chose de lointain. « Oui, peut-être… mais en y repensant, je crois que c’était juste une impression. J’ai dû confondre avec quelqu’un d’autre. Je ne sais plus, vraiment. Ça me semble moins important maintenant. »
Moins important ? Comment un homme qui apparaît au milieu d’une foule, près d’un meurtre, pouvait-il être « moins important » ? Ludovic se redressa sur sa chaise, se battant contre la vague de frustration qui le submergeait. Cela ne pouvait pas être une simple coïncidence. Charlie, ou qui qu'il soit, semblait capable de manipuler la perception des gens, de s'effacer de leur mémoire, les laissant avec une sensation de confusion et d’incertitude.
Le détective commençait à entrevoir une vérité plus troublante que ce qu’il avait d’abord imaginé. Ce n’était pas seulement un homme habile qui savait se fondre dans la foule. Charlie influençait littéralement la perception des gens, modifiant leurs souvenirs pour devenir presque invisible. C’était comme si la mémoire humaine se dissolvait dès qu’elle tentait de s’accrocher à lui.
Ludovic se leva brusquement et se dirigea vers la fenêtre de la salle d’interrogatoire, les mains dans les poches. Il regarda la rue en contrebas, les passants allant et venant, ignorant tout de la traque silencieuse qui se jouait autour d’eux. Charlie se trouvait peut-être là, parmi eux, se promenant tranquillement, invisible aux yeux de tous.
Il avait déjà entendu parler de cas où des criminels manipulateurs parvenaient à effacer leur trace, mais ce qu'il vivait ici dépassait la simple manipulation psychologique. Il s’agissait d’un contrôle presque surnaturel, un brouillage actif de la mémoire des gens qui entrait en contact avec lui. Plus il approchait de la vérité, plus celle-ci lui échappait, comme si Charlie était une ombre insaisissable, une anomalie impossible à capturer.
Ludovic fit un effort pour se ressaisir. Il devait rester concentré. Il avait déjà réuni suffisamment de pièces pour comprendre que Charlie n’était pas un tueur ordinaire. Il avait réussi à le suivre jusque-là, à le traquer malgré son habileté à disparaître. Mais pour le démasquer, il allait devoir penser autrement, sortir des méthodes classiques d’investigation.
Il retourna s’asseoir, faisant venir un autre témoin. Cette fois, un homme plus âgé, l’air égaré, avec un regard qui vacillait. Les questions furent les mêmes, et les réponses tout aussi confuses. Ludovic l'écouta parler de cette silhouette floue qui disparaissait à chaque clignement d'œil. « C'est comme s'il n'avait jamais existé », répétait-il. Mais il savait que Charlie était bien là.
Chaque témoignage confirmait ce que Ludovic craignait de plus en plus : Charlie n’était pas simplement un homme capable de disparaître. Il effaçait littéralement son passage des esprits de ceux qui l’apercevaient. Ludovic se retrouva face à un mur d’oubli, un voile que Charlie tissait autour de lui, rendant sa traque de plus en plus difficile.
La pièce, à présent vide de témoins, résonnait du silence des révélations qui prenaient forme dans l’esprit du détective. La réalité elle-même semblait se plier autour de Charlie, et Ludovic, plus déterminé que jamais, sentait que la seule façon de le capturer était de s’engager dans un terrain inconnu, où le visible et l'invisible se mêlaient, où la perception était devenue un champ de bataille.
L’enquête venait de prendre un tournant sinistre.
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