Chapitre 15
Les nuits de Ludovic Leclerc étaient devenues des prisons de silence et de peur. Le sommeil, autrefois un refuge bienvenu après de longues journées d'enquête, était désormais une épreuve. Chaque nuit, sans faute, les rêves le hantaient. Des rêves où Charlie apparaissait, tapi dans l'ombre des foules, toujours à distance, mais étrangement proche. Ces cauchemars, d'abord diffus et confus, devenaient de plus en plus clairs, plus réels à chaque fois, au point de brouiller la frontière entre le rêve et la réalité.
Tout commençait de la même manière : Ludovic se trouvait au milieu d'une foule immense. Des milliers de personnes l’entouraient, anonymes et indifférentes. Les visages se succédaient à une vitesse vertigineuse, et aucun d'entre eux ne se distinguait vraiment. Ils étaient flous, comme des esquisses inachevées. Ludovic cherchait désespérément quelque chose – ou quelqu’un – parmi eux, et son cœur battait à tout rompre, oppressé par une angoisse indescriptible. Puis, au milieu de ce tourbillon d'indifférence, il le voyait.
Charlie.
Il était là, toujours à la périphérie de la vision de Ludovic, observant avec ce calme troublant. Il ne bougeait pas. Il ne souriait pas. Mais son regard pesait sur Ludovic, un regard qui transperçait les vagues d’anonymat, le fixant avec une intensité glaciale. Ludovic tentait de se frayer un chemin à travers la foule pour l’atteindre, mais à chaque pas, Charlie semblait glisser plus loin, toujours hors de portée, toujours à la limite de son champ de vision. Et pourtant, Ludovic sentait qu'il était tout près, qu'il pouvait presque le toucher.
Dans ces rêves, le détective essayait de crier, de demander à ceux qui l’entouraient s’ils voyaient cet homme en pull rayé, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Les passants l’ignoraient, leurs visages dénués de toute expression. C’était comme si Ludovic n’existait plus pour eux, comme s’il était devenu aussi invisible que Charlie.
Ces rêves se répétaient nuit après nuit, et chaque fois, la distance entre Ludovic et Charlie diminuait. Le détective se réveillait en sueur, le souffle coupé, le cœur battant à tout rompre. Mais ce n’était pas seulement la peur qui l’envahissait ; c’était l’impression que ces rêves étaient plus que des manifestations de son obsession. Ils étaient un message, une invitation. Charlie l'attirait, l’amenant à franchir un seuil entre le rêve et la réalité, où les règles normales n’avaient plus cours.
Au fil du temps, ces cauchemars commencèrent à influencer les actions de Ludovic dans la réalité. Les jours se fondaient dans les nuits, et il devenait de plus en plus difficile de distinguer les deux. Parfois, en plein milieu d'une enquête, il se surprenait à fixer un coin de rue ou un groupe de passants, convaincu qu’il avait vu Charlie. Il s’élançait alors, les yeux écarquillés, en quête de cette silhouette insaisissable, mais toujours en vain. Il ne pouvait plus faire confiance à sa propre perception. Charlie avait envahi son esprit.
Les décisions de Ludovic devenaient de plus en plus irrationnelles. Il se jetait dans la foule, espérant recréer les conditions de ses cauchemars pour forcer une confrontation avec Charlie. Il parcourait la ville, s’arrêtant aux moindres rassemblements, aux marchés, aux gares, aux parcs, espérant que la densité de la foule l’amènerait à ce moment inévitable où Charlie se montrerait. Mais à chaque tentative, il échouait. Charlie restait insaisissable, comme s’il savourait ce jeu de cache-cache infernal.
Les collègues de Ludovic avaient fini par remarquer son comportement de plus en plus erratique. Ils voyaient ses gestes impulsifs, ses sautes d'humeur, et ses absences prolongées. Il refusait désormais tout contact, se renfermant dans sa propre quête, isolé dans un monde où seul Charlie existait. Claire, sa sœur, tentait désespérément de le joindre, mais Ludovic l’évitait. Elle ne pourrait jamais comprendre. Personne ne le pouvait.
Les rêves, eux, ne cessaient de le torturer. Chaque nuit, Charlie se rapprochait davantage. Chaque fois, le regard de l’entité devenait plus intense, plus perçant, comme si Charlie attendait quelque chose de Ludovic, comme s’il testait les limites de son esprit. Un soir, Ludovic se réveilla brusquement, avec une sensation glaçante au fond de sa gorge. Il avait rêvé que Charlie s'était tenu juste derrière lui, son souffle presque audible. Il pouvait sentir sa présence. Ce rêve n’était pas comme les autres. Cette fois, Ludovic avait ressenti la peur viscérale d’être véritablement observé.
Peu à peu, Ludovic perdit pied avec la réalité. Il commença à craindre les foules. Chaque rassemblement humain devenait pour lui un potentiel piège, une scène où Charlie pourrait réapparaître. Mais malgré cette peur, il se sentait irrésistiblement attiré par ces lieux, comme s’il cherchait à provoquer une rencontre inévitable. Il savait que Charlie se nourrissait du chaos des foules, et pourtant, il continuait à les arpenter, espérant que cette confrontation ultime mettrait fin à ses tourments.
Mais Charlie ne faisait que jouer avec lui, l’attirant encore plus profondément dans sa folie. Un matin, après une nuit de cauchemars particulièrement intenses, Ludovic s'effondra sur son bureau, incapable de bouger. Son esprit était embrouillé, sa vision floue. Il voyait encore des éclairs de son rêve, Charlie apparaissant et disparaissant dans un tourbillon de visages anonymes.
Ludovic se redressa lentement, le visage marqué par la fatigue et la peur. Il comprit alors que Charlie n’avait pas besoin de le tuer physiquement. Il l’avait déjà piégé dans une spirale infernale, le rendant incapable de distinguer le rêve de la réalité, le laissant s'enfoncer dans une folie où il ne pouvait plus faire confiance à son propre esprit.
Charlie avait envahi son sommeil, et à présent, il contrôlait son esprit éveillé. Ludovic n’était plus qu’une marionnette dans les mains d’une entité qui jouait un jeu qu’il ne pouvait pas gagner. Et pourtant, malgré tout, il continuait. Il ne pouvait pas abandonner. Pas encore.
Mais une question restait gravée dans son esprit, une question qui le hantait encore plus que les cauchemars : et si Charlie n’attendait pas de le tuer ? Et si Charlie attendait que Ludovic devienne comme lui ?
Le détective frissonna, pris d’une terreur qu’il n’avait encore jamais ressentie.
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