6) Palais de solitude
Nous restons assises sur le canapé, sans un égard l’une pour l’autre, isolées dans deux mondes que sépare le mur du son. Qu’est-ce qu’elle attend de moi ? Est-ce qu’elle compte camper là jusqu’à ce que je lâche mon nom ? Dans ses rêves… Est-ce que les gens de son monde rêvent en sons, pas seulement en images ?
J’aurais dû te poser la question. Toi, tu m’aurais répondu en mots, en signes, tout à la fois. J’aimais les mouvements de tes mains, toujours emprunts de douceur et de tranquillité. Rien à voir avec les gesticulations précipitées des assistants du centre. Pas question que j’y retourne… Mieux vaut encore rester là avec la folle aux coucous.
J’enrage. Parce que je suis paumée. Parce que j’ignore ce qu’elle attend de moi, parce qu’il n’y a rien à attendre de moi, je ne suis qu’une minable. Parce que son silence résigné me renvoie à tout ce que je hais chez moi et sa présence me blesse.
J’ai essayé, tu sais. De tout mon cœur, j’ai essayé. J’ai voulu nouer des liens, me faire apprécier. J’ai approché des filles solitaires sur le banc des parcs, des groupes de jeunes à la plage, j’ai même fait un footing avec un type à chien. Nulle part je n’étais à ma place. Plus j’ai essayé, plus le fossé s’est creusé entre moi et le reste. Leur monde était toujours plein de jeux de mots où la blague m’échappaient, de rires à gorge déployée, contagieux ou cachés de la main, de secrets chuchotés à l’oreille, invisibles sur les lèvres, et de conversations sans fin sur leurs groupes de musique préférés.
Son t-shirt de rockeuse n’aide en rien.
Je crève d’envie de demander « C’est quel genre de musique ? » et ça me tape sur les nerfs parce que, quoi qu’elle réponde, je ne vais rien y comprendre. Enfin, si je forme une question, aucun risque qu’elle réponde.
Qui aurait cru que la réalité viendrait m’emmerder jusque dans ta maison vide ? Il faut faire quoi au juste pour qu’on me foute la paix ?
La colère brûle trop fort, je bondis du canapé. Les larmes qui piquent les yeux, les joues en feu, je me plante devant l’intruse. Mes mains signent toutes seules.
« Dégage de chez moi ! »
Sa gueule d’ahurie me fixe sans réagir. Je suis bête… Comme si elle allait capter la seule langue que je connaisse et foutre gentiment le camp, par la grâce de Dieu. Cette fille est mon Enfer.
Clytemnestra se lève. Sérieusement ? Elle s’en va ? Non. Bien sûr que non. Elle me fait face, agite les mains… Pas possible ! Cette connasse signe couramment !
« Je ne compte pas bouger d’ici. »
Ses gestes sont calmes, posés, presque aussi désinvolte qu’elle, quand elle tournoie jusqu’à l’entrée et me brandit fièrement le combiné de ton téléphone.
« T’as qu’à appeler la police, si tu veux me chasser ! »
Elle se fout de ma gueule ? Je vais lui faire avaler son sourire malicieux. Que cette garce s’étouffe avec son manque de savoir-vivre ! Appeler la police… Et quoi ? Leur parler en mose ? Ils vont juste penser que c’est une farce de mômes.
Je lâche le seul truc qui peut sortir fort de ma bouche : un putain de gros soupir.
Puisqu’elle comprend ce que je signe, autant lui demander une bonne fois pour toute ce qu’elle veut vraiment. Elle secoue la tête d’un air amusé. Cette grue se moque de moi ! Pas le temps de tendre les paumes en bouclier, Clytemnestra s’est avancée, m’a saisie par les mains, sans s’inquiéter de piétiner les limites de mon espace vital. Ses yeux, si proches, emplissent tout l’horizon de leur vert intense… Je me noie dans ses algues, coule jusqu’au fond du fond de mes abysses sociales. Ses lèvres remuent. Lentement. Lisiblement.
— Je veux que tu sortes.
Que je sorte ? Dans le jardin, par exemple ? Bordel, j’ai pensé à mains vives… L’autre folle éclate de rire. Est-ce que je lui ris au nez, moi, à la maniaque des coucous ? Bon… Si j’avais son audace, peut-être que je l’aurais fait.
Elle a bougé les lèvres et je n’ai pas suivi. Elle répète, signes à l’appui cette fois.
— Je veux t’emmener faire une promenade…
Elle m’a sorti son plus large sourire, le genre de bouille à laquelle on ne peut rien refuser. Il suffirait qu’elle réenfile sa peau de pingouin, et cette dégénérée serait mignonne à en faire fondre la banquise. L’habileté avec laquelle elle passe de l’air glauque à la mignonnerie tient du super-pouvoir. Miss Bipolaire, attaque Givrée ! Elle peut se la péter avec son nom de déesse grecque, elle tient aussi bien de l’infernale Hel aux moitiés de faces contraires.
Des étincelles écloses dans le vert de ses yeux changent ses iris en deux émeraudes.
— … une promenade en ville !
Un frisson me détraque. Comme si elle venait de souffler sur moi tout le froid d’un de ses pôles.
La ville… Sa foule… Ses milles regards acérés, taillés pour me juger… Hors de question que j’y foute les pieds. Même pas le but d’un orteil !
Toi, tu savais.
Toi, tu ne me forçais jamais à mettre le nez dehors.
Tu avais ta façon de me convaincre, de m’emporter avec toi sur les sentiers calmes de la côte, où l’on croisait plus de mouettes que de gens.
Clytemnestra me toise, immobile, une vraie statue antique.
« Si j’accepte, cédè-je, tu me foutras la paix après ? »
Mais qu’est-ce qui m’a pris de remettre une pièce dans sa machine infernale ! Son sourire s’étire en un rictus machiavélique. La garce… Elle acquiesce.
— Rien qu’une petite ballade, et puis je te ramène.
Elle ne me laisse pas vraiment le choix. Si je rechigne, elle risque bien de prendre ses quartiers chez toi. Soit, j’irai faire sa foutue promenade. Puis, je retournerai me terrer dans le palais de solitude qu’est devenu ta maison.
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