7) Fréquence zéro
Le moteur vrombit jusqu’à faire trembler mes reins, chaque relief de la route prend l’ampleur d’une montagne sous les pneus dézingués. Les trajets en voiture, ça ne m’avait pas manqué. En à peine trois-cent mètres, j’ai déjà des haut-le-cœur. Est-ce qu’elle a le permis, au moins ?
Clytemnestra lâche le volant d’une main pour me tendre un sac plastique. Ça aussi, elle l’avait anticipé ? Je déploie tous les efforts du monde pour ne pas lui donner raison, refoule l’arrière-goût de gerbe qui trépigne sous ma glotte et serre la langue contre mes dents pour maintenir les portes closes mais, au bout d’à peine deux kilomètres, toute ma bouche déclare forfait. J’empoigne le sac en urgence.
Peau de pingouin garde les yeux rivés sur la route. Depuis qu’on est montées dans sa voiture, elle n’a pas esquissé la moindre tentative de communication. Ça me fait des vacances ! Est-ce que c’est sa taille svelte ? Son air de gentille sorcière ? Son look déluré ? Ou la facilité avec laquelle elle s’invite où bon lui semble ? Plus ça va, plus je me sens ridicule à côté. Trop banale, trop potelée, trop profond dans les sables mouvants de ma réserve. Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, hein ? La voix qui porte, l'ouïe à l’affût. Un don certain pour l’horlogerie. Un nom grec qui pète la classe. Et sûrement pas le mal des transports ! Est-ce que ça fait d’elle quelqu’un de supérieur ?
La voiture s’arrête. Si mes cordes vocales faisaient autre chose qu’acte de présence, je hurlerais de joie. Liberté ! Terre en vue ! Loué soit le sol ! J’accepte de tomber plus bas que terre, si ça veut dire ne plus monter dans sa centrifugeuse à quatre roues.
Bon, d’accord, j’exagère. Tu conduisais encore plus mal qu’elle, surtout quand ta vue a commencé à décliner. Et j’acceptais quand même de monter avec toi, fenêtre ouverte, la tête sortie comme un toutou parce que, peu m’importait jusqu’où tu roulais, j’avais envie de t’y accompagner.
La portière s’ouvre, Clytemnestra me la tient le temps que je m’extraie de son vaisseau de la mort, puis la ferme derrière moi.
« Trop galant ! » signè-je à la va-vite, les gestes pleins d’ironie.
Elle m’interroge du regard. Sans doute n’a-t-elle pas vu, alors je lui balance, lisiblement cette fois :
« Je pouvais le faire toute seule. »
Ignorant royalement ma remarque, la folle aux coucous pourfend une énième fois ma bulle de survie, me vole mon sac de la honte pour le balancer dans la poubelle la plus proche puis, revenant à la charge, m’attrappe par le bras et me traîne en direction d’un grand bâtiment : une bibliothèque. Colonnes massives et voûtes sculptées, plus solennel tu meurs. Tandis que nous longeons la façade, les statues me saluent en me prenant de haut. Je me sens familière aux figures de bronze et de pierre, figées à jamais dans leur silence mystique. Mais avec ma peau disgracieuse, ma chair éphémère et la faiblesse de mes états d’âme, je leur suis infiniment inférieure.
Creusant l’écart avec Clytemnestra le pot de colle, déesse oubliée de l’antique super-glue et des rubans tue-mouches, je m’arrache à sa main et gravis le large escalier qui mène jusqu’aux portes du Temple des Mots. Sous le regard dédaigneux des légionnaires, des muses et des dragons, un sentiment rigide et froid écrase mes entrailles sous son bloc de marbre. Mes muscles se contractent, je ralentis l’allure.
Clytemnestra s’arrête, comme si mon malaise était contagieux. Une seconde plus tard, elle s’est élancée à l’assaut d’un piédestal inoccupé. Elle escalade la pilasse, se hisse sur le socle et enchaîne, sous mes yeux médusés, les postures statufiées, de la plus classique à la plus improbable, un instant Vénus callipyge, le suivant Penseur de Rodin, allant jusqu’à mimer des figures plus abstraites. Tandis que je traîne comme un boulet mon imaginaire infirme, cette folle-dingue s’est hissée au rang des statues. Certaines de ses poses sont si incongrues qu’elles m’arrachent un rire, muet mais chaleureux. Et, lorsque Clytemnestra saute de son support sacré, les statues ont cessé de me fixer. Elles s’en sont retournées à leur monde de splendeur en me laissant une chose dont les géants de roc restent à jamais dépourvus : une émotion.
Je te connais, tu insisterais pour que je te la décrive, pour que je trouve les mots même s'ils sont absurdes. Mais c'est dur, parce que j'ai mis tout mon cœur à refouler plutôt qu'à ressentir. À quoi me servent les sentiments, si je ne peux pas les partager ? C'est comme une sauce sans frites, comme une carte bleue bloquée, comme un briquet sous l'eau. Inutile.
Tu me répétais à tout bout de champ d'arrêter d'être injuste envers moi-même. Mais ce n'est pas moi qui suis injuste, c'est le sort. La petite sirène a gagné la surface en échange de sa voix. Qu'est-ce qu'on m'a donné à moi ?
« Le hasard n'est pas juste, disais-tu, alors tu n'as pas besoin d'être plus dure que lui. »
Tu as raison, je le sais. Mais je déborde d'une haine incontrôlable. Je hais ma bulle, je hais les gens, je hais la légèreté avec laquelle Peau de pingouin affronte tout. Et je l'envie aussi.
Tu veux savoir ce que je ressens ? Du dégoût. Pareil que s'enfiler un Paris-Brest d'une traite. J'ai envie de vomir dans l'un des sacs de la boîte à gants car j'ai le mal de l'autre. Envie de vomir comme après le verre de trop, un peu bête et joyeuse sur les bords, sans raison.
Clytemnestra me tient la lourde porte de la bibliothèque.
« Je te l'ai dit, je peux le faire toute seule. »
En entrant dans le hall, la première chose qui accroche les rétines est un immense panneau placardé au mur blanc : Silence, je lis.
La blague. Si ce n'était pas aussi vexant, le paradoxe me ferait sourire. Là, je regrette surtout d'avoir l'estomac trop vide pour pouvoir troubler le sacro-saint Silence de mon plus énorme pet. Quand je pense que mon sphincter est plus vocal que moi…
Clytemnestra salue la bibliothécaire d'un geste coutumier. Entre deux âges, la femme-caricature, aux cheveux grisonnants et flanquée d'imposantes lunettes, se tient assise derrière un comptoir ancien en bois, sous le halo jaune d'une lampe de lecture. Je lui adresse un simple sourire qu'elle me rend spontanément. Étrange. Je ne serais donc pas cantonnée au rang des invisibles ?
Clytemnestra me guide à travers le bâtiment, véritable labyrinthe aux murs sertis de livres et d’enfilades d’escaliers. Les vibrations des planchers me font frissonner. De peur ? De joie ? Jamais autant de pas n’ont martelé le sol de ta maison. Sentir un lieu qui vit s’avère plus agréable que dans mes souvenirs.
J’emboîte le pas à la femme-mystère jusqu’au quatrième étage. Le pied à peine posé sur le pallier, l’odeur des vieux livres m’emplit les narines. J’ai toujours aimé les senteurs des objets anciens. Visiblement réservé à des ouvrages anciens, cet étage-ci est plus tranquille. Calme imposé par l’œil vigilant du bibliothécaire aux allures de croquemort qui veille au grain, tapi derrière son gros bureau. Clytemnestra m’indique une table d’ébène d’un geste de la main et, pendant que je m’installe, elle disparaît entre les rayonnages. Elle revient quelques secondes plus tard, les bras chargés d’un gros relié à la couverture vert mélèze. Lorsqu’elle le lâche sur la table, les pages frémissent et souffle une légère pellicule de poussière, comme autant de petits grains d’imagination libérés dans l’atmosphère. Ce livre sent bon le vieux, il a la nostalgie d’un grenier.
Un toussotement que je n’entends pas disparaître derrière la main de Clytemnestra. Elle s’installe à côté de moi, se penche sur l’ouvrage et le feuillette, en quête de… de quoi ? Je tends le cou, curieuse. L’éventail des pages du vieux grimoire me laisse alors entrevoir d’étranges planches anatomiques, dont les traits fantasques évoquent davantage les illustrations d’un livre de contes que celles d’un ouvrage d’érudits. Le doigt éponyme glissant sur l’index, de mot en mot, Clytemnestra me fait penser à une magicienne, tout droit sortie d’une vieille légende. Et si le grimoire la happait afin de la ramener dans son histoire d’origine ?
Je la contemple, les tripes en vrac. La poignée de centimètres qui nous sépare me fait l’effet d’une mer entre deux continents, son espace vital celui d’un calme cyclone où je n’ose pas m’aventurer. Plus loin encore, le croquarchive nous observe d’un drôle d’œil. Lui qui veille au silence n’en connaît pas l’essence. Pour tous ceux qui entendent, le silence n’est jamais que partiel. Des tréfonds de mon monde, j’ignore jusqu’au son que produit une simple page que l’on tourne, que l’on froisse, qui glisse sur une autre page, des mots qui s’entrechoquent… Je suis toujours branchée sur la fréquence zéro, celle des sourds et des morts.
D’un frôlement, le grain de sa peau me surprend. Je sursaute. Je me suis rapprochée sans le vouloir. Quitte à dériver dans son sillage, je jette un œil intrigué sur la double-page où l’a conduite l’index. Calligraphié à la main, le papier brun est jalonné de textes courts et de schémas peu réalistes. Le sujet trône en capitales, en haut à gauche : LE CŒUR. Sous le croquis dédié, un détail m'interpelle. Non pas les motifs floraux qui enveloppent ledit cœur, mais cette sorte de troisième ventricule, une petite poche sombre et fripée collée au bas de l’organe. Un encart, juste en dessous, détaille cette bizarrerie.
Logé juste sous le Cœur, se trouve un petit organe que l’on appelle l’Amour.
Son mécanisme est fragile, il est fréquent que les voies qui le lient à l’esprit se retrouvent obstruées.
Obstruées, oui. Vous êtes sûrs, vous ne vouliez pas écrire « complètement bouchées » ? Et, bien sûr, vu l’époque à laquelle cette fable a été rédigée, personne n’a pris le soin d’indiquer en bas de page le numéro d’un plombier, ni même la référence d’un produit d’entretien !
Pourquoi je pleure encore ?
Pourquoi je pleure plus maintenant que quand tu es partie ?
Je n’y arrivais pas. Sans toi, tout paraissait bouché.
La main de Clytemnestra se ferme sur mon épaule, en même temps que les pages du grimoire. Cette fois, je ne sursaute pas. Je prends le soutien qu’elle m’offre, exempt de paroles, et me laisse aller à renifler. Peut-être bruyamment. Ça, seuls le croquarchive et elle le savent.
Annotations