8) Feuille morte
En sortant de la bibliothèque, Clytemnestra m’a demandé :
— On va marcher ?
Ça n’avait rien d’un impératif, mais j’ai quand même accepté. Quelque part, j’en avais envie. Nous avons repris sa voiture, traversé la ville ; elle a veillé à me ménager sur les dos d’âne, puis s’est garée sur le parking du parc, le long des berges de l’estuaire.
Comme je le craignais, l’air s’était rafraîchi. Je me suis pelotonnée dans mon foulard, j’ai fourré les mains dans mes poches de jean et rentré la tête dans les épaules. C’est là qu’elle m’a passé son sweat. Je me suis retrouvée emmitouflée dans sa peau de pingouin, entre la douceur du polaire et son parfum de caramel salé, pendant qu’elle continuait d’avancer en t-shirt, ses jambes nues cinglées par les hautes herbes, ses cheveux noirs plein le visage. Le vent m’avait séché les joues.
Tout en marchant, j’ai tenté d’imaginer le bruissement des feuilles sur les arbres, l’écho des bourrasques et des vagues. Mais ça ne servait à rien. Je n’arrivais pas à me concentrer sur autre chose que les genoux de Clytemnestra et, alors, je me suis rendue compte que nous marchions au même rythme, parfaitement coordonnées. Une escadrille de deux soldats taillant résolument leur chemin vers une ultime bataille. Laquelle ? Je n’en savais rien, je savais seulement que je n’avais pas peur.
Ça n’avait d’ailleurs pas de sens. Une illustre inconnue s’était invitée chez toi, m’avait tirée de force dehors et je la suivais à présent en terrain hostile. J’aurais dû être morte de trouille, essayer de lui fausser compagnie ou juste vouloir être ailleurs. Mais là, pas de boule au ventre, pas de nœud à l’estomac, rien. J’étais bien, sur ses traces. Elle m’a paru facile à suivre et je me suis dit, tout à coup, que je me sentirais plus légère si l’avenir lui ressemblait. Sauf que c’était perdu d’avance.
J’ai levé les yeux sur ses joues battues par les cheveux. Pas de dents serrées, pas de grelottement, ni le moindre frisson. Même dépecée, Peau de pingouin restait insensible au froid. Encore un pas, et j’ai senti quelque chose craquer sous ma chaussure. Une feuille morte, désormais en miettes. Un nouveau raz-de-marée sur mes yeux.
Clytemnestra s’est arrêtée, m’a demandé ce que j’avais, d’abord avec les lèvres, puis les mains, le regard. J’étais trop tétanisée pour répondre. Je ne sais pas pourquoi cette feuille m’a rappelé Sofia. Ce flash-back m’a filé le vertige d’un grand-huit. Ça n’avait rien de la nostalgie d’une séquence en sépia, ça ressemblait plutôt à un rembobinage en quatrième vitesse, la bande magnétique qui déraille et déborde de la cassette.
Nous jouons dans l’impasse, sur le côté de ta maison. C’est la fin de l’été et le goudron a presque disparu sous les tas de feuilles couleurs d’automne. Sofia me parle dans ma langue. À cette époque, les signes ont encore pour elle quelque chose d’exotique et rigolo ; c’est un genre de code secret. Chaque jour que nous passions chez toi, tu lui en apprenais de nouveaux et elle en redemandait. Sofia adorait dire « tortue », et j’adorais qu’elle signe mon nom avec un je-ne-sais quoi d’un peu tape-à-l’œil. Sofia adorait aussi le bruit des feuilles qui craquent, elle les écrasait en riant, comme elle rirait plus tard en piétinant notre amitié.
Ce jour-là, nous sautons dans les tas de feuilles, et je suis loin de me dire que, dans une semaine même pas, mon amie d’enfance sortira de mon monde, rentrera au collège pendant que moi j’irai au centre. Comment pourrais-je seulement imaginer qu’aux vacances suivantes, quand je frapperai à sa porte en costume d’Halloween, elle se sera transformée en ado, fait une bande d’amis qui ricanent plus qu’ils ne causent et qu’elle refusera obstinément de me signer ne serait-ce qu’un « bonjour » parce que c’est trop la honte ?
Le souvenir tournait en boucle et je me suis fermée. Les longs doigts fins de Clytemnestra m’ont arrachée au passé en glissant sur les miens. Dès que je suis revenue à moi, sa main s’est écartée et elle m’a demandé :
— Ça va ?
Son air laissait comprendre qu’elle posait la question pour la troisième ou quatrième fois. Elle m’a proposé de m'asseoir sur un banc, mais j’ai refusé, alors elle m’a dit :
— Rentrons.
Voilà comment elle a tenu sa promesse, m’a reconduite chez toi et m’a fichu la paix. Sauf que cette paix, je n’en voulais déjà plus. Je voulais qu’elle continue de me déranger, de m’intriguer, de me lancer des œillades. Mais ça, je ne l’ai compris qu’une fois la porte close et, j’ai eu beau rouvrir, m’élancer dans l’allée, je n’ai pas pu la rappeler avant qu’elle monte en voiture.
Je suis restée plantée dans l’impasse cinq ou dix minutes, à me demander quelles raisons elle aurait de faire demi-tour. Aucune. J’ai été imbuvable et renfrognée d’un bout à l’autre de la promenade. Pourquoi est-ce qu’elle voudrait me revoir ? Pourquoi est-ce qu’elle voulait me voir en premier lieu, d’abord ? Son histoire de pendules, ça ne tient pas debout…
Je suis rentrée, j’ai pris une douche froide, troqué le jean pour un sarouel. Ensuite, je me suis installée sur une serviette dans la crique pour compter les étoiles. Peut-être à cause de tous les noms grecs qui flottaient au-dessus de ma tête, j’ai repensé à Clytemnestra.
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