9) Galiléennes

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Je me suis endormie sur la plage et réveillée en sursaut aux cris des mouettes. C’était quoi ce rêve à la con ? C’est un peu flou mais, du peu que je me souviens, je mesurais moins d’un mètre et, à cette hauteur parfaite, j’enfouissais ma tête dans ses genoux senteur caramel… Est-ce que ses rêves sonores sont plus bizarres que les miens ?

Il était déjà huit heures passées, j’avais manqué les couleurs de l’aube. Depuis hier, j’avais trop de rien dans les intestins pour sentir de l’appétit, j’ai donc fait les cent pas au milieu des coucous vibrants. Pour être franche, j’espérais que Clytemnestra reviendrait avec un nouveau prétexte. Mais, à presque dix heures, toujours personne n’avait malmené ta sonnette.

J’ai réfléchi. Beaucoup. Pesé le pour et le contre. Si elle avait débarqué chez toi sans crier gare pour réparer de vieilles horloges, peut-être recommencerait-elle le même manège chez les voisins. Ce n’était pas plus logique que le reste, mais c’était ma seule piste.

Je suis sortie sans me changer. Je n’allais pas faire plus de trente mètres, alors je pouvais bien rester en sarouel. C’est bête mais, tout d’un coup, j’avais un but, quelque chose qui me tenait à cœur. Ça n’avait pas de sens et je risquais d’être déçue, d’être reçue comme ce soir-là, chez Sofia, avec des bras croisés et un sourire narquois. J’ai décidé de prendre le risque.

Madame Porto, ta vieille voisine, m’a laissé poireauter presque un quart d’heure sur le pas de sa porte avant de daigner m’ouvrir. À croire qu’à passé quatre-vingt ans, elle est aussi sourde que moi. Je me suis plu à penser que, si tout le monde apprenait ma langue, la perte d’audition liée à l’âge ne serait plus un frein social, seulement une évolution logique vers un nouveau mode de communication, un peu comme on a migré doucement du minitel au smartphone. J’aurais aimé que tu sois là pour te glisser l’idée.

Elle a froncé les sourcils en me découvrant sur le perron et ses lèvres tremblantes ont lâché toute une nuée de mots illisibles. Je m’y attendais un peu. Alors, j’ai dégainé le calepin que j’avais emporté dans ma besace, écrit en m’appliquant le nom de Clytemnestra et le lui ai tendu.

Dès qu’elle l’a lu, Madame Porto s’est détendue. Elle a souri et levé le doigt vers la résidence au pied de l’arc-en-ciel. Bonne nouvelle : la femme-mystère opérait suffisamment dans le coin pour que même le cerveau d’une octogénaire remette son nom d’héroïne antique. J’avais donc toutes mes chances de la recroiser. Moins bonne nouvelle : ma zone de recherche s’étendait a priori à cinq blocs d’appartements. En toquant à toutes les portes, je tomberais peut-être sur elle. Seulement, sonner chez la voisine, c’est une chose ; sonner chez des familles d’inconnus par dizaine, c’en est une autre. J’étais à peu près sûre de ne pas en être capable. Passer devant les bandes de jeunes, tête baissée, grimper les étages, raser les murs dès que quelqu’un croiserait ma route, tendre mon calepin à qui voudra bien le lire, passer pour une demeurée ou, pire, devoir déballer la biographie de mon handicap sous leurs tronches de pitié. Non, vraiment, je ne le sentais pas. Alors je suis rentrée.

Il n’y avait plus qu’à passer au plan B : la patience.

J’ai trouvé tes jumelles d’opéra à leur place, dans le petit grenier de l’ancienne chambre d’oncle Philippe, là où tu avais entassé les déguisements – ce qu’étaient devenu tes belles robes, comme nous jouions avec et que tu n’allais plus à l’opéra. Une fois ou deux, tu as émis l’idée de m’emmener, mais ça ne m’intéressait pas. Je n’y aurais rien entendu et, même avec les jumelles, j’aurais eu trop de mal à déchiffrer les lèvres, surtout si ça chantait en italien ou, plus fourbe encore, en latin. À bien y repenser, j’aurais dû accepter, ça m’aurait fait un souvenir de plus.

J’ai enfilé mon chapeau, embarqué tes lunettes galiléennes dans le même seau de plage que ma crème solaire et, ma serviette roulée sous le bras, je suis redescendue dans la crique. Sur ta parcelle de plage, à l’abri des regards et du monde, je n’aurais rencontré personne d’autre que la bonne vieille Solitude. C’est pourquoi je me suis aventurée à escalader les rochers et installée en haut de leur crête sombre, assise sur ma serviette pliée. Il y avait peu de monde sur les dunes, encore moins dans les vagues mais, grâce aux jumelles, je pouvais scruter les allées et venues devant les appartements aux guirlandes colorées.

Ce n’est que vers 15h00 que je l’ai aperçue. Ses cheveux noir corbeau flottait dans la brise marine et un maillot de bain rouge réhaussait sa blancheur presque autant que l’absence de ses formes. Toute plate et taciturne qu’elle est, Clytemnestra dégageait quelque chose de plus fort, plus joli, que les deux filles qui l’accompagnaient : une adolescente plus jeune, couverte de tâches de rousseurs, qui aurait pu être sa sœur ainsi qu’une jeune adulte, une blonde bronzée et maquillée comme pour le bal des pompiers. Mon mal de l’autre était plus fort que l’envie d’aller vers Clytemnestra, aussi je n’ai rien fait. Je les ai observées toutes les trois par les prismes de mes jumelles.

La grande blonde parlait beaucoup et riait fort. Clytemnestra hochait la tête plus souvent qu’elle n’avait l’air de lui répondre. La plus jeune avait ce côté grincheux qui me ressemble un peu, elle ne s’adressait qu’à Clytemnestra et avait toujours l’air d’avoir quelque chose à lui demander. « Viens dans l’eau avec moi. », « Tu me passes de l’eau ? », « J’ai trop chaud, je veux une glace ! ». Je n’ai pas fait l’effort d’en lire plus sur ses lèvres, tout était déjà dans son attitude. Mon regard d’experte avait d’autres chats à fouetter, comme le grand tatouage décrivant les cycles de la lune dans le dos nu de Peau de pingouin. Encore un truc de sorcière…

Alors que j’étais occupée à détailler la carte du ciel esquissée en arrière-plan, Clytemnestra a tourné la tête. Pendant une seconde ou deux, j’ai cru que ses yeux avaient accroché mes binocles, mais elle s’est retournée vers sa ronchonne de petite sœur pour la faire taire par le pouvoir d’un billet. Celle-ci a détalé vers la digue, sûrement pour s’acheter une glace. Le temps que je reporte mon attention sur leurs serviettes, il ne restait que la blonde qui se dorait la pilule, les fesses offertes par son tanga aux rayons du soleil.

Le temps que je balaye la plage des yeux à sa recherche, Clytemnestra agitait déjà sa main à deux centimètres de mes loupes. À peine avais-je baissé mes lunettes qu’elle déballait son grand sourire en me signant : « Ça va ? »

« Oui, » une pause aussi longue qu’une file d’attente à la CAF, « Et toi ? »

« Bien. »

Voilà qui mérite certainement l’Oscar du meilleur dialogue !

Elle s’est assise près de moi sur les rochers. Pieds nus, elle n’a pas l’air de redouter les crabes. Elle n’a pas embrayé et je n’ai pas su quoi dire, donc le silence s’est imposé. Nous voilà donc perchées sur la frontière qui sépare son monde de vie et de rires du mien, endeuillé et morose.

« Qui t’a appris à signer ? »

— Devine !

J’ai toujours été mauvaise en énigmes mais je comprends vite, à son air farceur, où elle veut en venir.

« Tu as connu ma grand-mère ? »

— Oui, je venais souvent chez Hortense. Elle m’appelait pour des petits travaux, des réparations. J’étais très triste d’apprendre que…

Ses yeux cherchent l’appui du sol pour éviter de soutenir les miens.

— Mais pas autant que toi, j’imagine.

Bien obligée de me regarder pour suivre ma gestuelle, Clytemnestra reporte son attention sur mes mains.

« Elle parlait de moi ? »

— Beaucoup.

« Qu’est-ce qu’elle disait ? »

— Que j’allais t’apprécier.

« Et c’est le cas ? »

— Il faudrait que je te connaisse pour le dire.

Moi je t’apprécie, c’est ce que je n’ose pas lui dire, par peur de lui faire peur, de passer pour une indécrottable mièvre en manque d’amis qui, trop heureuse d’avoir échangé plus de trois phrases, s’accrocherait à elle comme une moule à un rocher.

— Tu me cherchais ? insiste Clytemnestra, un coup d’œil furtif sur mes jumelles.

Vite, trouver une excuse.

« Je… C’est ma montre. Elle est encore cassée. »

Elle capte mes mots, peut-être n’y lit-elle pas mes hésitations.

— Vraiment ? J’étais sûre de l’avoir remise en forme. Bon… Tu sais, normalement, je ne travaille pas gratuitement. Il se trouve que j’ai un truc prévu, ce soir. Si tu m’acccompagnes, je veux bien revenir examiner ta montre.

Décidément, elle n’a que le chantage à la bouche !

« Je vais t’accompagner. Et je te paierai aussi. »

— Ça alors ! On croirait que je t’ai manqué, Lara !

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