10) Paillettes

5 minutes de lecture

J’aurais dû me douter qu’elle connaîtrait mon prénom. Forcément, tu le lui as glissé. Comme je n’étais pas assez dégourdie pour me faire des amis, tu as cru bon de la bassiner avec moi en espérant qu’elle aurait la curiosité de me rencontrer. Aucun doute, t’as dû vanter mes mérites avec tes yeux de grand-mère ! Hâte de la décevoir en me révélant cent fois moins bien que tu m’as dépeinte…

Sans me laisser le temps de me débarrasser de mon seau en plastique, Clytemnestra m’embarque de son côté de la plage. Elle a ce genre de don : m’entraîner à sa suite d’un seul signe. Là où elle a abandonné sa serviette, l’ado ronchon est revenue lécher une glace parfum fraise et la blonde sexy s’est retournée pour se faire cuire la poitrine. Toutes les deux lèvent la tête à notre approche. Clytemnestra fait les présentations.

— Lara, je te présente ma petite sœur Iphigénie, et voici Chloé, ma… voisine. Les filles, c’est ma copine Lara.

La première marmonne un semblant de salut, l’autre me jette un regard par-dessus ses lunettes de soleil.

— Alors Lara, la forme ?

Je signe un « oui » machinal.

— Lara ne parle pas, leur explique Clytemnestra, mais elle peut lire sur vos lèvres.

— Cly kiffe collectionner la misère du monde ! articule sa cadette.

— Oui, et c’est pour ça que je traîne encore avec toi ! la rembarre ma copine.

Une embrouille de sœurs, quoi de plus rafraîchissant ? J’aurais aimé en avoir une, ou même un frère. J’ai longtemps cru que Sofia pouvait tenir ce rôle et, après coup, je me suis dit que mes parents avaient eu une riche idée en s’arrêtant à moi. Si ma vraie sœur m’avait méprisée avec autant de violence que ma meilleure amie, je n’aurais pas juste pu la coller aux oubliettes de ma mémoire. Non, j’aurais encore dû la supporter aux repas de famille, venir la féliciter à ses remises de diplômes, à son mariage de princesse, à chaque succès qui aurait pavé le chemin d’une vie réussie – celle que je n’aurai jamais.

— Tu viens Lara ? On bouge.

À chaque fois qu’elle me parle, Clytemnestra s’assure de m’effleurer l’épaule ou le haut du bras pour capter mon attention. J’apprécie sa prévenance autant que ses assauts tactiles me crispent. Je suis les trois filles jusqu’à leur barre d’immeuble, celle juste au-dessus des dunes. Au premier groupe de zonards en joggings que l’on croise, mes mains en panique s’accrochent au poignet de Peau de pingouin.

— Ça va, Lara. Fixe pas les gens dans les yeux et t’auras pas d’ennuis.

Devant nous, je devine une conversation animée entre Iphigénie et Chloé pendant que nous grimpons l’escalier, mais impossible d’en lire quoi que ce soit de dos. Clytemnestra plante sa clé dans une serrure du premier étage et Alerte-à-Malibu nous fausse compagnie pour le pallier suivant.

Une fois la blonde et son écrasant sex appeal hors de vue, je me sens soulagée. C’est quoi encore ce complexe d’infériorité ? C’est pas comme si j’allais concourir contre elle pour devenir la Miss Bikini de l’été. Alors quoi ?

Tu me disais tout le temps que j’étais belle ; je n’y ai jamais cru.

Chaque fois qu’il y a un miroir, je préfère ne pas me regarder. Je brosse mes cheveux, j’étale mon anti-cernes et je perce mes boutons d’acnée sans m’attarder sur l’ensemble. Sans me voir.

Comment pourraient-elles comprendre ça, elles, les jolies filles ? Dès qu’elles croisent leur reflet, il les mitraille de compliments.

Je me retrouve prise au piège dans l'appartement de Clytemnestra avant d'avoir pu cerner son plan machiavélique. À peine passer la porte, un chien gris et laid nous bondit dessus et me lèche la figure. Iphigénie le repousse, Clytemnestra s'accroupit et cageole le molosse à l'oreille arrachée. Sa petite sœur me lance un regard entendu :

— Qu'est-ce que je disais !

Le toutou et moi avons donc un point commun : Clytemnestra nous a ramassés en errance et ramenés chez elle. J'espère ne pas finir la journée avec un collier et une médaille en forme d’os. ORION, indique celle du chien. Faut dire que c'est un joli nom.

Ma gentille kidnappeuse me guide dans un couloir étriqué. L'appartement sent le désodorisant chimique et les croquettes pour chien. Par la porte ouverte du séjour, je remarque deux garçons qui jouent à la console, les mains crispés sur les manettes, du défi plein les yeux.

— Ce sont mes petits frères, Hippolyte et Ajax.

« Tes parents aiment la mythologie ? »

— T'es un génie, toi ! Ils enseignent l'histoire antique.

Pour des férus de vieux marbres et de tablettes gravées, leur intérieur respire un peu trop le neuf. La décoration épurée du salon et le nec plus ultra de sa cuisine américaine m'aurait plutôt fait parier sur une famille d'ingénieurs.

Dans le fond du couloir, il y a quatre autres pièces : la chambre des filles, la chambre des garçons, celle des parents et la salle de bains. Iphigénie s'enferme dans la première. Clytemnestra hausse les épaules et m'invite avec elle devant le lavabo.

Assise sur le battant des toilettes, je la regarde me parler pendant qu'elle se maquille. Elle est l'aînée d'une fratrie de quatre, s'occupe souvent de ses frères et sœurs, mais pense quitter bientôt le domicile familial. Elle n'a qu'un an de plus que moi et, si je comprends bien, sa routine se résume à réparer des trucs chez des voisins et bosser à temps-partiel dans le magasin de son grand-père. Elle ne me parle pas d'études, pas de plan de vie, pas de ses rêves d'avenir. Peut-être qu'elle non plus n'en a pas.

— Et toi, Lara ?

Moi… Mes mains s'entortillent.

— Tes parents savent que tu es là ? Tu as fugué ?

« J'ai dix-huit ans, je fais ce que je veux. »

— C'est quoi le plan ?

Nous y sommes. Elle aussi va me demander ce que je vais faire, maintenant que j'ai le bac en poche. Ou pas. Ses mains ont parlé avant sa bouche.

« Ce soir, tu laisses tes soucis au placard, OK ? »

Maintenant que ces yeux sont cerclés de noir et ses joues pleines de paillettes, elle retire son maillot de bain. Je fixe intensément le siphon de la baignoire. Une tape sur mon épaule. Je refuse de tourner la tête et de la voir toute nue ! Une deuxième tape… Un souffle insistant dans ma nuque…

« Quoi ? »

J'ai relevé les yeux avant d'y réfléchir. Je tombe sur son joli tatouage, dont le dos de sa robe, fermeture baillante, n'a laissé apparentes que deux des huit lunes. D'un doigt, elle m'indique le zip. Je lui ferme son vêtement.

« Contente ? »

— Merci. Tu es mignonne.

Non, je suis rouge. Très rouge. Si on n'y prend pas garde, l'un des cuistots de la digue risquerait de m'embarquer en me prenant pour un homard.

— Tu veux des paillettes ?

Non, sûrement pas. Sérieux, de quoi j'aurais l'air ? Mon cerveau s'y refuse mais mon menton acquiesce. Sans me laisser le temps de me raviser, Clytemnestra m'a saupoudré la tronche d'un coup de pinceau.

— Voilà, encore plus belle !

Je ne réponds rien. Je ne saurais pas quoi dire à part « C'est faux », et je ne veux pas plomber l'ambiance.

« C'est quoi le plan ? »

Trop contente de lui voler sa réplique, je ne me suis pas préparée à sa réponse assassine.

— Tu vas me détester ! On va à un concert.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0