11) Symphonie d'émotions
À force de tergiverser, je me suis laissée convaincre. Iphigénie joue du trombone dans un orchestre, Clytemnestra et Chloé ont promis d'assister à son concert de fin d'année. Nos débats sont hybrides. Les mots surarticulés par ses lèvres glossées, ses gestes approximatifs, des post-it en renfort. Jaune pétant, le mien l'engueule en majuscules : T'AS CAPTÉ QUE JE SUIS SOURDE ?
Clytemnestra me rit au nez.
— T'es en train de me dire que tu n'as… pas de style de musique ? Pas de groupe préféré ? La vie sans musique, c'est vraiment la pire chose que je puisse imaginer !
Merci de rajouter de l'alcool sur le bûcher.
— Tu peux l'admettre, hein. Ça te saoule que je parle de trucs qui t'échappent. C'est OK. T'as le droit de manquer d'enthousiasme, mais moi j'ai le devoir de te faire changer d'avis !
C'est pas comme si je risquais d'entendre une seule note. Je me retrouve quand même calée dans sa voiture, avec la radio qui hurle les vibrations, Iphigénie et Chloé à l'arrière, à moitié écrasées par le sac du trombone.
La petite sœur musicienne porte un ensemble sobre et Pamela Anderson a évidemment déballé une tenue de Barbie supplément léopard. Si Clytemnestra est de loin la plus bizarre, vêtue de sa robe à col noué et de son éternelle peau de pingouin, sa confiance en elle nous écrase toutes. Moi, en sarouel et débardeur oversize, je ne ressemble à rien. À tous les coups, on ne me laissera pas rentrer en tongs.
J’ouvre la vitre passager et laisse voler ma main devant le rétroviseur. Maman m’engueule toujours quand je fais ça, me répète qu’un motard pourrait m’arracher le bras et je dois dire que, dans ces moments-là, ça m’arrange bien d’être née sourde d’oreille.
L’orchestre se produit à l’auditorium de la jetée. À peine garées, Iphigénie nous fausse compagnie pour rejoindre sa troupe en coulisses. J’emboîte le pas à mes deux chaperons, sans conviction. Chloé est un vrai moulin à parole et, l'ayant regardée discuter des proportions dans une recette de cuisine, d’une marque de cire épilatoire au miel, puis du prochain film qu’elle aimerait voir au cinéma, j’arrête de lire ses lèvres.
Aussi superficielle qu’elle puisse paraître, Chloé n’a pas l’air méchante. Et c’est bien ça le problème : je n’ai aucune raison de la mépriser. Déballer des banalités, quoi de plus naturel en présence d’une inconnue ? C’était sûr qu’elle n’allait pas lancer un débat philosophique, ni prendre le risque d’être maladroite en posant des questions sur ma vie.
Les atomes crochus, tu aimais bien cette idée. Je n’ai jamais compris l’image, qui m’a toujours évoqué un drôle de tricot cellulaire. Si c’est comme ça, Clytemnestra serait un genre de col roulé, un peu serrant mais confortable, et l’autre blonde un bout de mailles détendu qui s’accroche aux poignées de portes. Je ne m’explique pas pourquoi sa présence me démange.
Peut-être parce que je lui imagine une voix d’ours en guimauve, trop pâteuse, trop sucrée. Peut-être parce qu’en bon monstre tactile, elle n’a aucun mal à nous emporter, Clytemnestra et moi, bras dessus bras dessous. Je n’ai même pas la motivation de me débattre. Peut-être aussi parce qu’elle ne se gène pas pour tripoter Peau de pingouin : et que je te tape du coude, et que je te file un coup de hanche, et que je recoiffe ta petite mèche rebelle… Elle est très bien, cette mèche ! Elle adoucit ses traits, elle lui donne l’air farouche et un peu craintif d’un animal sauvage. Elle crie « Attention, il faut d’abord m’apprivoiser ! », et manifestement Alerte-à-Malibu fait ça mieux que moi.
Je me laisse guider, jusqu’au premier rang bien sûr, réservé aux proches. Tout à fait à ma place… Je pourrais prendre la poudre d’escampette – celle-là aussi, tu l’aimais bien. Je pourrais prétexter une urgence vésicale, un rendez-vous oublié ou – encore plus fourbe – un message incendiaire m'annonçant l'arrivée de mes parents. Clytemnestra ne peut pas savoir que j'ai laissé mon portable en mode avion. Ce serait facile. Sans doute ne me suivrait-elle pas, par peur de s'immiscer dans mon drame familial. Mais, va t'en savoir pourquoi, je reste là. Je tiens sagement ma place pendant que Chloé abreuve de son tsunami de parlotte la seule pour qui je suis là. Impossible de rivaliser. Mon silence, comme une ville engloutie par son énorme vague.
Dans la pénombre, comment mes signes pourraient-ils capter l'attention ? Pas le temps d'y réfléchir, déjà le rideau s'ouvre sur une scène envahie d'instruments. Trop pour les embrasser d'un regard. Trop dont j'ignore même le nom.
Je peux reconnaître les violons, les violoncelles plus imposants que les contrebasses. Il y a des flûtes, des clarinettes, des gros bassons, des trompettes et, évidemment, des trombones. Les musiciens entrent en scène, Iphigénie soulève son titan de cuivre. Tout au fond, derrière elle, je distingue les formes d'un xylophone et de caisses de tambours. Machinalement, mes mains ont cité le nom de chaque objet dénombré.
Clytemnestra tend son visage à la lueur de la scène.
— Tu as oublié les cors, les tubas et un tas de percussions !
Mes sourcils se froncent.
« Quelle différence entre un violon et un alto ? »
— Le son de l'alto est plus grave, mais tu ne pouvais pas le deviner.
Son sourire s’évanouit dans l’ombre à l’instant où elle lève les yeux sur la scène. La cheffe d’orchestre a fait son entrée d’un pas lent et assuré. Baguette brandie, elle ordonne aux dizaines de musiciens d’entamer le concert. La concentration des artistes me contamine et, en quelques secondes, me voilà hypnotisée.
Non, aucun son ne me parvient. Mais leur moindre geste me transporte. La précision de l’archer, la force du souffle qu’Iphigénie envoie dans l’instrument plus lourd qu’elle. Un troupeau de vibrations déferle sur l’auditorium, les murs tremblent de partout. L’intensité me paralyse, la symphonie vibrante me monte à la tête, me prend à la gorge, fait s’emballer mon cœur. Je bats sur le même rythme, mon palpitant converti en batterie et prêt à se s’accorder aux directives de la cheffe d’orchestre. Si elle commande l’arrêt, je mourrai sur le coup.
Le sol frémit. Ma main s’accroche au bord du siège, mes doigts frôlent ceux de Clytemnestra. Honteux, ils s’apprêtent à faire marche arrière, quand ses phalanges se frayent une place au creux des miennes. Les percussions s’envolent. Mon corps cogne à tout rompre : les ventricules tordus comme une cornemuse, le cœur dans l’œsophage.
Tout ce qui me secoue. Autour. En moi. C’est une symphonie.
Je reste figée, en transe, pendant toute l’heure que dure le concert. Quand les vibrations s’estompent, quand la salle s’éclaire et que la main de Clytemnestra s’éloigne pour se joindre à la foule d’applaudissements, je garde les yeux braqués sur la scène en pagaille, sur les bras crispés, les bouches haletantes, les fronts en sueurs. Même lorsque le rideau se ferme, plus rien en moi ne bouge. Cause du décès : arrêt cardiaque, foudroyée par l’émotion.
Les silhouettes alentours se lèvent et s’éloignent. Une main s’agite sous mes yeux. Clytemnestra. Je reprends mes esprits, détourne presque aussitôt ma face criblée de larmes.
— Ça t’a plu ? demande-t-elle, histoire d’enfoncer le clou.
Je hoche la tête, encore sous le choc.
— Je savais que tu kifferais ! T’as senti ? Comment c’était puissant ?
Oui, j’ai senti, aussi vivement que mon menton approuve.
— Merci de t’être laissée embarquer. Je suis fière de toi, Lara.
Un ultime vrombissement me houspille de l’intérieur. La fanfare infernale de mes intestins vides.
— Oh ! Le concert n’est pas fini ? se moque Clytemnestra. Allez viens, je t’emmène manger un truc.
Pas le temps de savourer cet instant, Alerte-à-Malibu remet le couvert en déclamant la liste de toutes ses envies de restos. Mais Clytemnestra est ailleurs, cherchant des yeux Iphigénie au sortir des coulisses. La petite sœur refait surface au bout d’un bon quart d’heure, reçoit les accolades et les louanges de ses chaperonnes. Je la félicite aussi, à ma façon, en claquant du plat des mains.
Une seule seconde d’inattention aura suffi à ce que je perde Clytemnestra, à nouveau emportée par le moulin à paroles nommé Chloé. Conversation à base de sourires, de clins d’œil, de coups de coudes.
Un haut le cœur me tord et je recule d’un pas, le dos dans l’épaule d’un inconnu qui rouspète. Clytemnestra s’interpose. Chloé et elle m’encadrent comme deux gardes du corps jusqu’à ce qu’on quitte le bâtiment.
— Je veux une pizza ! s’est mise à supplier Iphigénie sur le même ton que sa glace tout à l’heure.
Le ton, bien sûr, je l’imagine.
Nasillard.
Insistant.
Un batteur électrique dans un bol en inox.
— Et toi Lara, t’as envie de quoi ?
Face à la moue interrogatrice de Clytemnestra, je hausse les épaules. Ce n’est pas moi la star du jour. N’importe quoi fera l’affaire. Elle dit quelque chose à propos d’un endroit où, soi-disant, on mangerait les meilleurs fish’n’chips de la Terre. Vraiment ? Peau de pingouin aime le poisson, ça ne devrait pas me surprendre. Chloé et elle s’indignent que je ne connaisse pas cette adresse, que tu ne m’y aies jamais emmenée.
— Je sais ! dit Chloé. J’vais emmener Iphie à la pizzeria et, toutes les deux, vous n’avez qu’à aller chez…
Je ne capte pas le nom. Mais, seule avec Clytemnestra, je dois dire que l’idée me soulage. Iphigénie tente de négocier je-ne-sais-quoi auprès de sa sœur et, pendant ce temps-là, alors que je me croyais débarrassée de son usine à syllabes, la blonde se plante en face de moi, comme pour me barrer le passage. D’un regard en coin, elle m’indique Clytemnestra puis, pour la première fois aujourd’hui, elle articule :
— Je te la confie. Fais attention…
Iphigénie désarçonne la voisine en lui bondissant dans le dos. Elle n’a qu’un mot au lèvre, immense, étiré jusqu’à la grimace :
— PIIIIZZZZZZZZAAAA !
Notre groupe se scinde en deux. Pendant que les deux autres s’éloignent sur la digue, Clytemnestra, d’abord sur le point de me tirer par le bras, se ravise et m’invite d’un geste ample à regagner le parking. Aurait-elle compris... ma bulle ?
Je devrais me réjouir.
Mais je repense à Chloé.
C’était quoi cette menace ?
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