12) Pétard mouillé
Clytemnestra met le contact, sa centrifugeuse à quatre roues vrombit, puis rien. La maudite caisse ne bouge pas. En poussant sur l’accélérateur, ma conductrice nous condamne juste à une secousse digne du pire des pilages. L’énervement a peint ses traits quand elle s’extraie de l’habitacle pour inspecter le véhicule à la lueur blafarde des trois pauvres réverbères. La peau de pingouin lui glisse sur les épaules et Clytemnestra grommelle en essayant de la rajuster, mais ses mains affolées n’arrivent à rien. Je sors donc à mon tour, dompte le sweat-shirt d’un coup de zip. Lampe allumée, je brandis mon téléphone partout où elle tend son regard. Nous ne tardons pas à comprendre : ses quatre pneus ont été crevés, entaillés au canif.
« Tu as des ennemis ? » demandé-je sans y croire.
Le regard rivé sur le caoutchouc fendu, elle ne me répond rien.
— C’est pas grave, finit-elle par lâcher, un optimisme forcé lui crispant les mâchoires. J’ai toujours un plan B !
Ses dires s’avèrent dans la minute, lorsqu’elle sort de son coffre une trottinette au plateau assez large pour deux. À ne juger son niveau d’organisation, j’imagine que ce n’est pas la première fois que ça lui arrive. Je n’ai pas l’occasion de lui demander les détails, ses mains sont déjà sur le guidon.
— Tu montes ?
Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Dans quel monde est-ce que je fends le vent à l’arrière d’un deux-roues débridé, les bras serrés autour de la taille d’une presqu’inconnue ? Sûrement pas celui du Silence…
Clytemnestra nous emmène sur le chemin des pins, une piste bétonnée jonchée d’aiguilles et de craquelures qui serpente jusqu’à la lagune. L’ombre furtive des arbres nous invente des rayures éphémères. Pendant que, dans le ciel pastel, les mouettes nous défient à la course, la mer joue à cache-cache derrière la côte ciselée. Lorsqu’elle reparaît pour de bon, vagues scintillantes et aplats d’écume, la foire aux manèges de l’Île de l’Étang se dresse elle aussi devant nous.
« T’es pas sérieuse ? » voudrais-je hurler. Mais mes doigts, tous furax qu’ils sont, restent cramponnés à son sweat-shirt aussi fort que je tiens à la vie. Impossible de l’engueuler. Je ne peux que rosser son épaule à grands coups de menton.
— Ne te fâche pas tout de suite, me supplie Peau de pingouin en attachant l’antivol de son bolide.
Au fond, je ne crois pas que je sois fâchée. La foule est dense à l’entrée de la foire. Trop dense. J’empoigne son avant-bras.
Clytemnestra baisse les yeux comme si, pour une fois, le contact la gênait. Pressant le pas, elle me force à courir jusqu’à un food-truck pour le moins vintage. Toute la file durant, ses pupilles lancent des regards alertes ici et là. Elle a beau avoir dégainé le plan B au quart de tour, je vois bien que cette histoire de pneus l’a contrariée. Ou effrayée, peut-être.
Une fois en possession de nos barquettes de fish’n’chips, Clytemnestra se poste derrière moi, ses mains sur mes épaules et me guide à travers la cohue. Sa proximité qui, il y a quelques heures encore, suffisait à faire éclater ma bulle, s’est changée en muraille protectrice. Entre ses bras, j’avance, sans me faire marcher dessus. Nous nous arrêtons à l’écart de la fête, au niveau d’un ponton déserté. Les pieds dans le vide, nous nous installons face à la lagune, dans le miroir de laquelle se coule tranquillement le soleil.
Ça me coûte de l’admettre mais Chloé n’avait pas tort à propos de ces beignets de poisson. Croustillants à souhait. Dégoulinants de saveurs. Et ces frites ! Si savoureuses que j’en oublie la sauce.
Les mains prises, nous profitons du repas et de la vue dans un silence chaleureux. Le genre de silence que j’aurais pu partager avec toi, trop rare au quotidien, continuellement terni par des impératifs sociaux. Je mange lentement en espérant qu’il dure, heureuse de constater que Clytemnestra ne se presse pas davantage.
Soudain, un choc secoue le ponton. Clytemnestra a bondi et lâché sa barquette encore pleine, avalée par l’eau stagnante. Poings serrés, tous les membres sur le qui-vive, elle fronce les sourcils à l’intention de la menace qui se trouve dans mon dos. Pas le choix. Je déglutis mon beignet. En me relevant, en me retournant, en cherchant partout en moi l’étincelle du courage, j’essaye de me remettre en tête les cours d’auto-défense.
Concentrer sa force… frapper du tranchant de la main… dans le coup ou les côtes…
Devant nous, deux types d’à peu près notre âge ricanent, pétards à la main. L’un de leurs papiers rouges gît à deux pas d’une Clytemnestra tétanisée.
Si je cours assez vite, si je les prends à revers…
Le moins chevelu des deux s’avance, agitant sa bande de cartouches, le visage bouffi par son rire mesquin. Sans bouger d’un pouce, Clytemnestra s’est comme recroquevillée à l’intérieur d’elle-même. Comme moi quand le monde est trop. Quand je déborde dedans.
Si je bondis devant elle…
Trop tard, nos agresseurs ont dégainé les projectiles et mitraillent le ponton. Manquée de peu, Clytemnestra recule d’un pas. Un de plus, et elle finit à l’eau.
L’autre sale type se marre tellement que je peine à lire sur ses lèvres.
— T’en veux encore, Selkie de mer ?
C’est censé être quoi, cette insulte ? Une bande de filles a émergé derrière nos agresseurs. Elles font mine de les disputer sans pouvoir s’empêcher de rire. Qu’est-ce qu’il y a d’amusant ? En quoi c’est drôle, dîtes-moi, d’en foutre plein la tronche à quelqu’un qui ne se défend pas ?
Un nouveau pétard m’explose à deux centimètres de l’orteil.
C’est bon, je vais les démolir, on verra s’ils…
Ni une ni deux, Clytemnestra m’a empoignée plus fort que jamais et m’entraîne, à vitesse éclair, dans la marée humaine de la foire aux manèges. Là où elle s’imagine probablement que l’on passera inaperçue. Envolée ma barquette, dans la tronche des deux enflures ! Je glisse dans mes chaussures ouvertes, m’empêtre les orteils sur le caoutchouc. Ma tong prend son indépendance sur le premier câble venu. Comment lui dire de ralentir ?
Les chairs moites et les jambes pressées se massent autour de moi. Les odeurs de sucre et de friture me collent un peu plus les narines chaque fois qu’une barbapapa manque de se prendre dans mes cheveux. Devant chaque attraction, une nouvelle fanfare de vibrations dissonantes. J’étouffe. Je ne respire plus. Je vais crever ici…
Ou pas.
Si je vois flou, je sens la muraille bienfaitrice de Clytemnestra s’ériger autour de moi. Sans opposer de résistance, je me laisse pousser dans le premier canaux de sauvetage qu’elle nous dégote. Le wagon vide d’une attraction sans file d’attente. Le train-fantôme. Un aller simple pour l’enfer…
Peut-être que les sursauts en série de Clytemnestra suffiraient à me distraire, si je ne luttais pas déjà contre tous les monstres costumés qui menacent de surgir et d’éclater ma bulle. À peine ai-je esquivé de justesse le Comte Dracula qu’un immonde zombie m’étale sur les joues ses prothèses cireuses. Dix secondes plus tard, leur sensation purulente me gangrène encore le visage. Je me replie vers le seul refuge possible : contre l’épaule de Peau de pingouin, tressaillant toutes les secondes comme un coucou qui sonne mille heures.
Enfin le bout du tunnel et la lumière du jour en déclin. À me croire tirée d’affaire, je relâche mon attention. Pile le moment que choisit Frankenstein pour surgir dans mon dos.
Technique du coup de poing !
Le monstre peste, les deux mains sur son nez en sang. Clytemnestra rit à s’en décrocher la mâchoire. À peine le train à l’arrêt, elle m’embarque à nouveau dans une fuite à toute allure, comme si nous avions le monde entier aux trousses. Seules contre la foule. C’est presque respirable.
Et subitement sa main m’échappe. Elle disparaît, happée par la foule. On me bouscule, je tombe. On me piétine, je pleure. Je rabats mes genoux contre ma poitrine, mes coudes contre mon front. De tous mes os, je tremble. Mon cœur se tord et dégringole, suspendu à un fil qui ne demande qu’à céder.
Je suis perdue, bousculée, chahutée, emportée malgré moi dans la terre battue. Les tremblements deviennent des spasmes. La crise d’angoisse magnitude 15 !
J’ouvre la bouche en grand — Crier à l’aide… — mais rien. Aucun son ne sort de moi. Mes battements s’accélèrent. Un nœud dans la gorge, le souffle bloqué. Le noir complet.
Dis, Mamie…
Ça fait quoi de mourir ?
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