13) Selkie
Ensevelie par la vague, écrasée par la pression, des bulles en exode plein la gorge, je touche le fond. Il fait si sombre, si froid dans mes abysses. Je brasse l’eau noire dans un effort douloureux, en vain. Je reste clouée au sable, condamnée à reposer sur le tapis des éponges.
Mes yeux se figent, à jamais égarés dans ce camaïeu de reflets dansants. Bleu profond, argenté, soudain traversés par une forme grise. Tachetée. Rassurante. Ses deux yeux noirs me fixent et, par un miracle que je ne m’explique pas, je me retrouve lovée entre les nageoires du phoque qui me ramène vers la surface.
Percée la chape d’eau de mon tombeau, une bourrasque gelée force l’entrée de ma gorge. Je respire. Un peu, à peine. Ôtant sa peau de phoque, la Selkie se dévoile à moi entièrement nue. Le nez fier. Ses longs cheveux tressés d’algues rouges.
— Clytemnestra ?
Sa main humide glisse le long de ma joue, sous mon visage. Elle a l’odeur d’une marée basse.
— Tu es une…
Son sourire malicieux en dit plus que tous les mots du dictionnaire. Ses yeux émeraudes glissent sur mes lèvres, avant que son pouce en brosse le rose.
— Qu’est-ce que tu…
Elle étouffe ma question d’un baiser brûlant.
Sa bouche est douce comme un galet chaud. Sa langue a le goût iodé d’un oursin.
J’émerge, poumons gonflés d’air froid, cœur battant à tout rompre. J’expire aussitôt, reprends mon souffle. Encore un coup… Là où la lumière aveuglante m’empêche de fixer mon regard, je sens sa chaleur invasive. Sa main levée signe des OK en boucle pour m’indiquer que tout va bien, le temps que mes rétines s’acclimatent.
Quand je retrouve possession de mes yeux, je la découvre à moitié avachie sur mon lit de fortune, le regard cerné d’inquiétude et braqué sur moi. Le monde autour est instable, cahoté. Un plafond de fourgonnette, deux blouses blanches : je vois le topo. Profitant que les ambulanciers s’affairent sur le côté, je retire le masque qui force l’air climatisé dans ma bouche. Je réfléchis à un mot, le premier viendra...
Selkie.
Clytemnestra se redresse. À en juger son incompréhension, mes lèvres ont brassé de l’air dans le silence habituel. Donc c’était bien un rêve. Sonore. Torride. La scène tourne en boucle dans ma tête. C’est quoi mon problème ? Avoir le béguin pour une fille, c’est tendu. Mais avoir le béguin pour une Déesse de la Bizarrerie en pleine possession de ses cinq sens, c’est carrément indécent !
Je renfile le masque à air pour me refroidir les idées et, surtout, lui dissimuler le homard qui reprend le dessus sur mes joues. Clytemnestra ne remarque rien, trop occupée à tripoter d’une main curieuse le moindre matériel médical qui lui passe à portée de bras. Elle passe la moitié du trajet à tabasser ma perfusion à coup de pichenettes “pour que ça coule plus vite”. Et le pire, c’est que ça n’arrête pas l’essaim de mites qui me butinent le ventre de l’intérieur.
Le passage aux urgences est express. Une heure ou deux, juste le temps d’une batterie d’examens. Nous jouons aux devinettes dans les salles d'attente, je lui apprends des signes encore inconnus pour elle. Clytemnestra prend d’ailleurs un plaisir non-dissimulé à jouer l’interprète auprès des médecins. Après une soirée perdue dans des couloirs d’hôpital, la conclusion est sans appel : crise d’angoisse cataclysmique et hypoglycémie ne font pas bon ménage.
On me renvoie chez moi avec pour consigne de prendre un repas dès que possible. Chez moi, ou plutôt chez toi, c’est-à-dire à une demi-heure de marche, puisque notre bolide débridé est resté dormir chez les manèges.
Sur le chemin, Clytemnestra s’excuse un bon milliard de fois pour ce repas raté.
« C’est pas grave. Je n’avais jamais mangé là-bas, ni fait de train-fantôme, ni frappé un comédien en pleine tête. Ça me fera des souvenirs. »
Rien qu’à en reparler, ma camarade d’infortune repart dans son fou rire. Je la contemple pouffer jusqu’aux larmes et fige dans ma mémoire l’image de sa frimousse hilare. Puisse-t-elle supplanter l’air de sorcière austère qu’elle affichait hier matin en sonnant à ma porte et, plus encore, la peur difforme qui l’a possédée ce soir.
Ces souvenirs, je les emporterai avec moi quand il faudra revenir à la réalité, affronter la sentence parentale, décider de mon avenir et oublier qu’une nuit, une selkie m’a sauvée.
Annotations