14) Semi-silence

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Le temps qu’on regagne l’impasse, il faisait déjà nuit noire. Suivant scrupuleusement les recommandations des médecins, et parce que nos fish’n’chips avaient fini leur course dans l’estomac des mouettes et des crabes, Clytemnestra a insisté pour que nous prenions un repas. Je me suis rendu compte que j’étais restée sans nouvelle de ma livraison, me suis demandée s’il ne serait pas tant de lever le mode avion, avant d’y renoncer aussitôt. Nulle envie de sentir “le vrai monde” me vibrer dans la main six-cent fois d'affilée en me sommant de revenir à la maison, de me prendre en main, de prendre rendez-vous avec le conseiller d’orientation du centre… J’ai préféré faire une croix sur mes trente euros de courses et piocher dans le placard des “au cas où”.

En déboitant le couvercle des raviolis d’un coup sec, j’ai regretté de ne pas en avoir fait autant avec les deux crétins du ponton. Qui sont-ils pour oser ruiner la confiance en elle de la fille la plus exubérante du coin ? À dater de maintenant, mes ennemis jurés.

Sa moue amusée contenait un rire taquin, lorsque j’ai posé l’assiette de raviolis devant Clytemnestra.

« Tu n’aimes pas ? »

— Si, m’a-t-elle assurée. Je suis sûre que t’en bouffes à tous les repas !

« Seulement ceux que je ne saute pas. »

Le rire a éclos malgré elle. Entre deux bouchées, je lui ai raconté ta passion étrange pour les boîtes de conserves et tes réserves dignes d’un scénario de fin du monde.

— Super, je saurais où me réfugier quand les zombidiots envahiront le monde !

Et pour être sûre que comprenne le jeu de mots, elle l’a griffonné sur le calepin que j’avais laissé sur la table et l’a assorti d’un petit dessin.

« Tu vas vite t’ennuyer si tu restes enfermée avec moi. »

— Je suis sûre que non !

J’ai baissé les yeux. Je n’y peux rien : on a eu beau m’en faire au centre, à la maison, toi la première, je reste allergique aux compliments. Incapable d’y répondre parce que je n’y crois pas. Encore moins de dire “merci” car ça ne peut être qu’un mensonge. Un gentil mensonge qu’on formulerait pour mon bien, pour ma confiance en moi, pour ne pas que je me brise – mais un mensonge quand même.

— Je sais ce que tu penses et tu te trompes ! m’a accusée Clytemnestra.

« T’es télépathe ? »

— Non. Je sais juste ce que c’est… de se sentir nulle, inintéressante, superflue.

Aucun de ses adjectifs ne lui va.

Je ne savais pas quoi dire, et surtout pas comment lui dire comment je la trouve. Magnifique, intrépide, pleine de surprise. Je ne pouvais rien avouer de tout ça. Alors j’ai simplement détourné la conversation.

Oui, une conversation, j’étais la première surprise.

Je déteste l’expression « dialogue de sourds », parce qu’elle laisse croire qu’entre malentendants, nous serions incapables de nous comprendre, d’échanger, de débattre. Et en même temps, il y a derrière cette locution une vérité qui me blesse plus fort qu’elle ne devrait : je déteste discuter avec les autres sourds. Je déteste comme les bonnes-oreilles nous regardent signer en fronçant les sourcils, comme on s’observe entre nous, au centre, à l’affût du moindre ragot, l’impossibilité de signer tout bas un secret et, surtout, je déteste l’idée que mon monde doive se limiter aux gens “comme moi”. C’est pour ça que je reste tout le temps dans mon coin, les bras croisés. J’aimerais être normale.

Enfin ça, c’est mal barré. Tomber amoureuse d’une fille encore plus bizarre que moi, ça ne faisait pas partie de mes plans. Je voulais juste me faire oublier, me vider la tête, fuir les choix de vie qu’on m’impose. Je ne pensais pas me retrouver dans ta cuisine à m'empiffrer de pâtes en boîte, à dialoguer en semi-silence avec quelqu’un qui répond à mes signes par autant de vrais mots. Clytemnestra me comprend sans trop d’efforts. Dès qu’elle hésite, elle reformule mes dires pour être sûre ou m’envoie le carnet avant que j’aie le temps de me sentir bête. Elle-même ne se prive pas pour écrire dessus et, d’une certaine façon, ces gribouillages aussi ont l’attrait d’un dialogue.

Je lui ai demandé si quelqu’un de sa famille était sourd ou muet et, puisque non, pourquoi elle avait appris la langue des signes. Sa réponse était aussi absurde que notre rencontre :

— Parce que je n’avais rien de mieux à faire.

Elle te rendait service, parfois simplement visite et, quand tu allais vers ta soupière chercher de quoi la rémunérer, elle t’arrêtait en prétextant qu’elle préférait que tu lui apprennes à signer. Ça m’a paru alambiqué mais pas si improbable venant d’elle.

— D’ailleurs, tu ne voulais pas que je répare ta montre ?

J’avais complètement oublié mon mensonge. J’ai blâmé l’heure tardive, proposé qu’on y regarde plutôt demain. C’était surtout une excuse pour la revoir.

— Demain… ça va être compliqué.

Je savais bien que je l’ennuierai vite. Elle a dû lire la déception filer dans mes yeux, parce qu’elle s’est tout de suite défendue :

— Je travaille, et puis il faut que je m’occupe de la voiture.

J’ai saisi la moindre perche qu’elle tendait pour faire durer l’échange, en ai demandé plus sur ce fameux travail. Clytemnestra est employée à mi-temps à la boutique d'antiquaire de son grand-père, c’est lui qui lui a enseigné l’art des horloges et bien d’autres choses.

« Ta voiture… ce sont les deux crétins de tout à l’heure qui ont crevé les pneus ? »

Cette fois, elle n’a rien répondu. J’ai quand même insisté.

« Pourquoi ils en ont après toi ? De quoi ils t’ont insultée ? »

— Lara !

Aucun besoin de l’entendre pour savoir que son ton était ferme.

— T’as pas envie de parler de tes parents, je me trompe ? Où de ce que t’es venue faire dans cette maison en vente ? Moi aussi, j’ai des choses que je préfère garder pour moi.

Son assiette était vide et j’ai cru qu’elle allait me quitter simplement, fuir les sujets difficiles comme j’en ai l’habitude. Mais non. Elle a voulu savoir ce qu’il y avait derrière la baie vitrée et nous nous sommes retrouvées allongées sur le sable de la crique, sous le ciel étoilé.

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