15) Le vrai monde
Clytemnestra est maligne. Dans le noir, impossible pour moi de m’exprimer avec les mains, ni de lire sur ses lèvres. Je ne pouvais pas l’importuner davantage avec mes questions. Peut-être qu’elle a senti ma tension pendant que je cogitais, parce que sa main trouve la mienne dans l’obscurité, ses doigts se verrouillent sur les miens, nos paumes collées. À ce moment, nos lignes de destin aussi…
Non. Je n’ai pas le droit d’y penser, encore moins de l’espérer. Je dois être réaliste. Ta maison sera vendue d’ici la fin du mois, je retournerai au centre, je ne la reverrai peut-être jamais.
Raison de plus. Si je ne remue pas ciel et terre pour la comprendre maintenant, je passerai le reste de ma vie avec des regrets.
Ma main remue dans la sienne, s’en dégage. J’extirpe le téléphone du fond de ma poche et désactive le mode avion. Les messages fusent par dizaines. Ce monde auquel j’essaye d’échapper me mitraille en mode vibreur. Papa, maman, le coach, l’auxiliaire, un tas de gens du centre qui ne m’écrivent jamais. Je ne lis aucun de leurs textos. J’ouvre un nouveau message, case contact vierge, et martèle l'écran à deux pouces. Elle va voir, si j'ai des choses à cacher !
À :
Oui, il y a des choses que j'aurais préféré garder pour moi. Mais aucune de ces choses ne me balance des pétards à la tronche.
Tu veux savoir ? Je vais te dire.
J'ai fait quasi toute ma scolarité par correspondance. Je ne me suis jamais demandé ce qu'il y aurait après le bac, je ne me suis jamais dit que je devrais mettre un pied dans le “vrai monde”.
Ça m'agace qu'ils l'appellent comme ça. Comme si être jeune, ne pas savoir ce qu'on veut faire et ne pas avoir un travail sérieux, c'était une expérience de vie moins valide que leur routine mortifère.
Jusque là, j'arrivais à esquiver les questions. J'allais au centre quatre jour par semaine. C'est un endroit spécial pour les malentendants : il y a du soutien scolaire, des professionnels pour nous conseiller, des ateliers,... Mes parents s'imaginaient que j'avais une vie sociale et ils étaient contents.
Mais quand j'ai eu mon bac, ils se sont aperçus que je n'avais candidaté nulle part. Je ne veux pas aller à la fac, je ne vois pas ce que je peux faire comme travail. Je n'ai même pas envie de faire un job alimentaire.
Je leur ai dit tout ça et ils ont pété un plomb. J'aime bien cette expression parce que j'imagine sans trop de mal les gens comme des disjoncteurs. Toi, tout à l'heure, tu t'es éteinte…
Bref, tu ne veux pas en parler. Alors revenons à moi. J'en ai eu assez qu'on me demande tous les jours d'élaborer un plan de vie. Je n’ai pas envie d’un avenir dans “le vrai monde” et ça, ce n’était pas une réponse acceptable. La seule personne qui aurait pu me comprendre et tempérer les choses, c'était ma grand-mère. Et elle est morte deux mois trop tôt…
Ils l'ont enterrée loin de chez elle, là où c'est plus facile d'aller fleurir sa tombe. La maison a été mise en vente et ma tante a dit qu'elle s'occuperait de la vider. Je n’étais pas d’accord. Personne n'a passé autant de temps que moi ici. Je ne voulais pas que quelqu'un d'autre jette tous mes souvenirs aux ordures.
Cette maison, c'est le seul endroit où je me sens chez moi. Alors c'est ici que j'ai eu l'idée de venir me cacher. Juste le temps de faire le vide, de trouver une réponse acceptable.
Mais cette maison sans elle, peut-être que c'est pire. L'ambiance n'est plus la même. Chaque bibelot me rappelle que je ne la reverrai jamais.
Je me sens très seule.
Je ne sais pas quoi faire.
Je lui retourne le téléphone. Elle s'en saisit, lit mon roman. Lorsqu’elle me rend mon bien, elle a rentré son numéro en destinataire et envoyé le message. Sa réponse ne tarde pas à venir, dans une énième vibration.
De : Cly
Pour quelqu’un de “très seul”, tu reçois beaucoup de messages.
Tu devrais leur répondre, au moins dire que tu vas bien.
Et puis moi, je suis là.
Désolée, je ne voulais pas que tu penses que j’essayais de te brider.
Je sais ce que ça fait de se sentir différente et, sur ce point-là, Lara, je t’assure que je te comprends. J’ai arrêté le lycée en première parce qu’une bande d’enflures me terrorisaient. Un jour, ils m’ont attendue à la sortie pour me tabasser. Je suis restée plusieurs heures inconsciente dans la rue. Même si j’ai déposé plainte, je n’ai jamais reçu aucun dédommagement et, depuis, je mets le nez dehors uniquement pour me convaincre que je n’ai plus peur, mais c’est faux. J’ai toujours la boule au ventre.
Hortense faisait partie de ces personnes chez qui je me sentais la bienvenue, je comprends qu’elle te manque.
Je me sens encore plus idiote. À côté de ses problèmes, les miens paraissent insignifiants. Je me suis comportée comme une gamine capricieuse. Pour changer.
« Désolée, je ne savais pas. »
A-t-elle deviné les signes, dans le faible halo du portable ? Oui. Elle m’excuse d’un sourire apaisé et insiste, lampe-torche braquée sur ses lèvres.
— Réponds-leur.
Je suis son conseil. Un message collectif : « Tout va bien, j’ai juste besoin d’un peu de temps. », ils devront s’en contenter. La seule personne à qui j’ai vraiment envie de répondre, c’est elle. Mais comment lui en demander plus sans être trop insistante, sans dépasser ses limites ? Clytemnestra n’attend pas que je me dépêtre avec les mots – tapés, effacés, retapés, modifiés, osés, censurés. Je n’ai encore rien envoyé qu’elle me répond déjà.
De : Cly
Les types du ponton s’appellent Jordan et Loïc. Jordan me déteste parce que c’est un gros misogyne qui n’a pas supporté que je vienne faire des p’tits travaux chez sa tante. C’est bien beau de dire qu’une meuf, ça fait pas de plomberie. En attendant, lui ne savait pas changer un robinet !
« Si je le recroise, je lui casse les dents ! »
— Attends, t’as dit quoi là ?
Elle pense avoir mal compris, alors nous remontons vers la baie vitrée éclairée.
« La prochaine fois, je lui casse les dents ! »
Peau de pingouin rigole en tirant sur ses manches, rattrapée par l’air frisquet de la nuit. Il faut croire qu’elle ne me prend vraiment pas au sérieux.
« Tu devrais encore porter plainte. »
— Non, je préfère pas. Je ne dois pas inquiéter mes parents.
« Pourquoi ? »
— Parce que, sinon, ils ne me laisseront jamais vivre seule. Et je ne compte pas rester là une année de plus. Faut que j’avance, Lara.
« Tu vas faire quoi ? »
— Je crois que ça me plairait de travailler dans un centre comme le tiens.
L’idée m’effleure, la possibilité de la revoir est trop belle. Mais pas comme ça. Pas là-bas. Aucune envie qu’elle me voie… comme je suis. Dans mon coin, les bras croisés, à rechigner pour tout.
Tout en bavardant, nous sommes rentrées dans la maison. Clytemnestra a commencé à rassembler ses affaires.
— Envoie-moi un message si tu as besoin d’un service, dit-elle en reculant dans l’entrée.
« Il vaut mieux que je te raccompagne. Tu pourrais les croiser. »
— C’est pas la peine, n’attrape pas froid.
« De quoi Jordan t’a insulté ? »
C’était peut-être ça, la limite à ne pas franchir. Peau de pingouin enfonce les mains dans le fond de ses poches, prête à détendre le tissu pour les camoufler le plus loin possible. Au moment de passer la porte, elle se ravise et sort son téléphone.
De : Cly
“Sale gouine de merde.”
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